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SERENDIPITY

"M'boui!" : sur Le Linguiste était presque parfait de David Carkeet - une lecture critique de Stéphane

1 Juin 2013, 08:52am

Publié par Seren Dipity

Dans le roman policier, un lapsus peut coûter une vie ou permettre la résolution d'une enquête.

Une parole peut être un mobile : de blessante elle devient létale.

Mais la langue peut-elle tuer, vraiment?

Peut-elle résoudre une enquête, seule?

Et à quoi servent les linguistes?

 

Autant de questions et de réflexions qui ne sont pas ignorées (le titre original est Double negative!) dans cet étrange roman aux frontières du burlesque, du comique et du roman policier façon whodunit?

Et de la linguistique. Comme le disait Nabokov, entre le cosmique et le comique il n'y a qu'une consonne sibilante...

Le Linguiste était presque parfait

David Carkeet

Traduction de Nicolas Richard

Editions Monsieur Toussaint Louverture

 

Whodunit? Qui a tué Stiph, un des linguistes du centre Wabach? Et l'autre question primordiale, dans le roman : qui a traité Jeremy Cook de parfait trou-du-cul?

Jeremy Cook va enquêter. Le meurtre d'un collègue (Stiph le bien nommé - l'explication viendra dans le roman) va le détourner de cette quête fabuleuse mais il ne lâchera pas. Il l'aura, l'enfoiré...

Vous pensiez que Lodge était drôle. Moi oui. Eh bien, voilà la relève. Ca tombe bien, les deux derniers Lodge ne m'avaient pas vraiment emballé. La grande époque de Small World semble loin.

Bref.

Carkeet donc.

Ca débute comme ça :

" 'Mais vous faites quoi au juste avec ces bébés?' "

Depuis l'expérience de la pièce noire et de l'enfant coupé du monde (dans La Trilogie New Yorkaise -si ma mémoire est bonne?- de Paul Auster) on sait que les linguistes sont capables de tout. A Wabach, crèche expérimentale, sept linguistes étudient le langage des bambins, s'interrogeant à longueur de journées sur le sens à donner aux gazouillis. Jeremy Cook les appelle des idiophénomènes, ces "dispositifs linguistiques que les enfants développent d'eux-mêmes, sans s'inspirer du monde adulte."

Ils sont sept linguistes, bientôt six. Chargé de les présenter à un journaliste en reportage dans le centre, Cook lance, dès le début, les hostilités :

" 'Pouvez-vous me parler des autres linguistes qui travaillent ici?

- Allons plutôt les voir, dit Cook. Les mots ne leur rendraient pas justice.' "

Ah, ah! La méfiance des linguistes envers la langue n'a pas de limites ici. Carkeet nous met sur la piste des bonheurs des jeux onomastiques à travers le linguiste Aaskhugh (hihihi!) le bien nommé qui prône l'attribution motivée de noms ou surnoms aux personnes, au détriment de la "tradition qu'il jugeait éculée" - Ah! l'arbitrarité du nom! Fi des contingences, il rebaptise à tout va!

L'épidémie se répand dans le roman puisque Leaf, le flic volatile (!), se trompe volontairement en appelant Cook, Crook (escroc - le nom de Cook n'a d'ailleurs jamais été aussi mal porté vu ce qu'il mange tous les jours!) ou alors Cap'taine (Cook!) !... et fait des jeux de mots plus que douteux que Nicolas Richard adapte avec bonheur :

"Je n'ai rien remarqué d'inhabituel. Enfin, en est-on sûr?

- 'Tonsure' ! Har, har, har..." (quand le cadavre a été retrouvé partiellement tondu!!!)

Vous l'aurez compris, le langage est maître ici. Dans ces détails ludiques et, bien évidemment, dans les dialogues... Leaf,  le flic bourru et fou furieux dont le mauvais goût est exemplaire,  est à se pisser dessus :

"Lorsque Cook demanda si c'était une piste sérieuse, Leaf haussa les épaules.

'La glace, c'est de la glace, dit-il. Je veux bien qu'on m'encule si j'arrive à en tirer quoi que ce soit.'

Cook hocha la tête avec gêne, sceptique quant à la portée sémantique de cette apodose impérative."

Des moments hilarants, il y en a partout!

Bon, je ne vais pas tous les recopier non plus, hein. Allez, une petite dernière... Au détour d'une remarque sur la mise en péril du centre et de son financement :

" 'Ils ont décidé de dépenser leur argent dans la recherche de sources d'énergie alternative ou une bêtise de ce genre, dit Aaskhugh.

- Vraiment? fit Milke déconcerté. Diantre. On ne sait même pas comment les gamins apprenent les verbes irréguliers.

- Je sais, Emory, dit Aaskhugh. C'est assez révoltant.' "

Wantsomemore? Achetez le livre et plongez dans cette enquête délirante!

Pour ceux qui hésiteraient encore à découvrir cette merveille hors des sentiers battus, qui se joue allègrement des codes du roman policier, l'avis d'un vieil ami poéticien, narratologue, sémioticien finira de vous convaincre - Tzvetan Todorov, dans Poétique de la prose (Point Seuil) : "Le roman policier a ses normes; faire « mieux » qu'elles ne le demandent, c'est en même temps faire « moins bien » : qui veut « embellir » le roman policier, fait de la « littérature », non du roman policier."

Dont acte.

 

Signé Stéphane (& David & Nicolas & Tzvetan)

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