We shall overcome* : sur American prophet de Paul Beatty - une lecture critique de Stéphane
Le nouveau messie, c'est lui. Il est noir (ou presque) et fier de l'être (ou presque).
Pour une raison qui m'échappe, je n'avais pas lu Slumberland, sorti en 2009, dans une traduction de Nicolas Richard**. Mais même s'il n'est pas le traducteur de American Prophet, c'est bien grâce à lui que j'ai découvert Beatty. (Facebook sert au moins à ça - et aussi à se délecter des posts savoureux de Serge Dounovetz, alias Chefdeville***. Bref.)
La traduction de White Boy Shuffle est signée Nathalie Bru, traductrice de Jim Dodge (quand ce n'est pas Richard - ouais, le monde est petit) et des chroniques de Sullivan, Pulphead - dont on reparlera peut-être si j'ai le temps!
Il faut d'ailleurs saluer le travail de Nathalie Bru pour la superbe traduction et pour les notes regroupées en fin de volume qui viennent éclairer toutes les références culturelles omniprésentes dans le roman (20 pages de notes!) Sans elles, nombres d'allusions et saillies verbales de Beatty seraient perdues.
Ca débute, sacrément fort, comme ça :
"Ce boulot de messie est une plaie. N'empêche qu'il m'a permis de venir combler l'absence chronique de leader chez les Afro-Américains. Désormais, les citoyens de seconde zone écoeurés par le système n'ont plus besoin de la petite annonce dans le journal du dimanche qui disait :
Cherchons négro démago capable de guider peuple divisé, opprimé et égaré jusqu'à la Terre Promise. Bon communicateur. Rémunérations selon expérience. Débutants acceptés.
Etant poète, et donc expert en techniques de coercition de l'âme noire par les sentiments, je suis on ne peut plus qualifié pour le poste. Mon livre, Tronche de pastèque, s'est vendu à 126 millions d'exemplaires."
Mais d'où vient-il, ce hérault du drapeau noir, noir comme la tombe vers laquelle il va les précipiter? C'est tout le sujet de ce livre, nous annonce-t-on dans le prologue : "Les pages qui suivent constituent mes mémoires, les restes ramassés sur le champ de bataille d'un déserteur affolé fuyant l'interminable guerre pour gagner le respect."
Le récit à la première personne s'annonce explosif et tient ses promesses. Ce Messie que la presse a qualifié d' "instigateur du hara-kiri ethnique" se nomme Gunnar Kaufman. La génèse de la famille épouse les moments marquants du peuple noir aux Etats Unis, des épisodes historiques fameux, revus et corrigés à la sauce hilarante par Gunnar dans ses "chroniques de cour d'école".
"Si l'on apprécie le genre d'humour ado autodidacte un peu creux du crâne, j'étais impayable. [...] J'étais le Noir cool et marrant. A Santa Monica, comme dans la plupart des refuges à majorité blanche préservés des fléaux urbains, 'Noir cool et marrant' est un identifiant passe-partout servant à distinguer l'homme de couleur inoffensif du jeune de race blanche sans avoir à quitter la sémiotique du politiquement correct."
Le déménagement à Los Angeles va être un choc. Gunnar Kaufman découvre le monde du ghetto et des gangs dans cette "dystopie misérable" et la première sortie avec ses soeurs se transforme en épreuve du feu : "L'intelligentsia du ghetto venait très aimablement de dispense aux Kaufman leur première leçon de navigation en territoire urbain : pour ne pas sombrer, ne jamais, au grand jamais, fondre en larmes en public. Sans les braillements, on s'en serait peut-être tirés avec une petite dérouillée polie, histoire pour eux de conserver leur image de protecteurs du clan. Mais nos gémissements de bébés boat people nous ont valu un passage à tabac en bonne et due forme, concçu pour nous endurcir en vue de l'inéluctable dénouement cataclysmique de cet opéra italien qu'est la tragédie noire."
American Prophet est comme ça, tout du long : humour, férocité, intelligence. Beatty tire à tout va, dans une langue brillante, mordante, poétique. L'Amérique des années 80 et 90 offrent un décor saisissant aux aventures sportives, poétiques, intellectuelles et culturelles de Gunnar. L'épisode Rodney King et les émeutes à Los Angeles (un morceau de bravoure dans le roman) fera définitivement grandir l'affreux afro de seizen ans. Mais le roman ne se laisse pas résumer à quelques trouvailles langagières et des personnages hauts en couleur.
American Prophet est une sacrée expérience.
Signé Stéphane
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