Eyes wide white : sur L'Aveuglement de José Saramago - une lecture critique de Stéphane
Dois-je le dire (et je le dis donc avec beaucoup de tendresse), un de mes anciens patrons aimaient conclure ses conseils de lectures à ses clients avec un irrésistible et comique "Allez-y les yeux fermés!"
Evidemment, l'idée n'était pas de fermer les yeux en lisant mais bel et bien de lui faire confiance. Aveuglément.
Et c'est à peu près depuis cette époque où je travaillais pour ce grand monsieur (fin 90's, début 00's) que José Saramago a commencé à me faire de l'oeil (pun intended). Deux titres, précisément : La Lucidité et L'Aveuglement.
Quinze ans après son prix nobel, je viens enfin de lire L'Aveuglement.
Les yeux fermés.
...
En livre audio.
En pleine lecture des sélections Landerneau, la lecture/écoute de L'Aveuglement relevait à la fois du paradis (pour l'exotisme et le texte) et de l'enfer (pour le texte).
Le roman s'ouvre sur une scène publique, brillante. Un homme est au volant de sa voiture, attendant que le feu passe au vert. Quand la couleur change, il ne démarre pas. Les klaxons s'affolent, les gens sortent de leur voiture. L'homme est agité, crie, incapable de conduire. Il est devenu aveugle. Subitement, instantatément, incroyablement.
Un bon samaritain accepte d'accompagner l'homme à son domicile, tout proche. Mais devant le refus de l'homme aveugle qu'il reste jusqu'à l'arrivée de l'épouse, il part avec la voiture. Il vole un aveugle.
Lorsque son épouse arrive, elle l'accompagne au cabinet d'un ophtalmologue. Dans la salle d'attente : un gamin louchon, une vieil homme avec un bandeau sur un oeil et une jeune femme avec des lunettes de soleil.
C'et le début d'une contamination qui va se répandre dans tout le pays. Nous allons suivre les personnages présentés dans le début du roman tout au long d'un roman fort, déstabilisant, horrible parfois, puissament humain.
C'est de la fiction avec un énorme F. José Saramago créé un univers, bouleverse la réalité pour mieux l'explorer : c'est sans doute la raison qui lui fait parsemer son roman de références populaires (dictons, proverbes).
Les personnages ne sont pas nommés. Ils sont : le "premier homme", le "docteur", "la femme du premier homme", "l'homme avec un bandeau", etc. La ville, le pays ne sont pas nommés. Le temps n'est pas donné.
Autant d'éléments qui font basculer le roman du côté de la fable, du conte. De la parabole.
La parabole des aveugles, alors :
Quand ces quelques personnages deviennent aveugles, les uns après les autres, le gouvernement prend des mesures d'isolement pour circonscrire la propagation. Ils se retrouvenet en quarantaine dans un ancien asile. Commence alors le deuxième cercle de l'enfer. Après l'étrange blancheur de leur aveuglement, ils découvrent la noirceur de certains hommes prêts à profiter de la situation et enfoncent un peu plus les aveugles dans le processus de déshumanisation à l'oeuvre dans le roman.
Certains passages sont terribles. Le ton neutre du narrateur participe à la force du texte en renvoyant, en permanence, le lecteur, seul, à ses émotions et son jugement. Les personnages sont complexes, les relations humaines exacerbées.
Arrivés au terme de ce formidable roman, le lecteur continue de s'interroger sur le sens à donner à cette "parabole". Les réponses mutiples qu'on peut trouver et les liens qui se nouent entre les personnages nous font regarder la vie différemment.
A lire. Les yeux fermés.
Comme la femme du médecin, seule personne qui voit (qui voit l'horreur, qui voit le désir, l'amour, la dignité) et qui, parfois, ferme les yeux - parce que "deux aveugles doivent pouvoir voir plus qu'un aveugle".
Signé Stéphane
Livre audio lu par Jonathan Davis, traduction du portugais en anglais par Juan Sager.