Portrait de l'artiste en femme buvarde : sur Buvard de Julia Kerninon - une lecture critique de Stéphane
Julia Kerninon signe, avec Buvard, son premier roman. Elle a vingt-six ans et travaille actuellement sur une thèse sur la revue américaine, The Paris Review.
Allez savoir pourquoi, le titre du livre et le sujet de ses recherches me l'ont immédiatement rendu sympathique.
Le titre complet est Buvard une biographie de Caroline N. Spacek.
Ca débute comme ça :
"J'ai rencontré Caroline N. Spacek cet été torride, il y a un an."
Et continue, nous jetant immédiatement dans la gueule de la louve : "Après avoir lu tous ses livres d'une traite, j'avais fini par lui envoyer une lettre via sa maison d'édition lui demandnat si elle accepterait de m'accorder une interview. L'interview s'est avérée tellement longue que ce livre en a découlé - puisque je suis arrivé chez elle un après-midi de juillet et reparti seulement en septembre, au terme de neuf semaines passées avec elle sous sa véranda à boire et parler et boire et parler et remettre inlassablement des piles dans le dictaphone."
L'énigmatique Caroline N. Spacek, 39 ans, vit seule dans le Devon, un peu sauvage et méfiante. Lou, lui, a 24 ans, est journaliste et a suivi les conseils de son compagnon : rencontrer Caroline N. Spacek qu'il admire tant.
Caroline N. Spacek, après avoir fui la presse depuis tant d'années, semble prête à parler. Et elle a tant à dire, de cette vie déjà si bien remplie par les mots. Sa carrière prestigieuse, ses prix, ses succès commerciaux ne sont que la partie submergée, le reste est enfoui, évité - sa vie entière vouée aux mots, ses amours brûlées sur l'autel de la création, dans la solitude même en couple. L'image magnifique et obsédante de Caroline écrivant dans sa baignoire.
Les mots, alors; la langue enfin déliée :
"Quand Caroline avait arrêté de parler, on s'était dévisagés, tous les deux légèrement fourbus, apeurés, comme si ce qu'on venait de commencer à déterrer ensemble, le passé, nous effrayait déjà par son immensité. J'avais fini par murmurer :
- Vous parlez bien."
A qui? Pour qui parle-t-elle? Peu importe. La fuite, le bonheur, le malheur passe par la langue pour cette extrémiste de la littérature. De l'enfance sans espoir à la maturité littéraire, de l'insouciance de l'enfance à l'intransigence de l'artiste, Caroline se dit.
"Je ne la quittais pas des yeux quand elle parlait, et je comprenais petit à petit qu'elle parlait toute seule. J'étais simplement là pour la faire rebondir de temps en temps, balle de squash sur un mur de verre. Elle me criait dessus, elle éprouvait ses phrases contre mon oreille, mais elle les connaissait par coeur. elle avait beaucoup plus de souvenirs que ce qu'elle avait proclamé au départ. Elle savait très bien où elle allait parce qu'elle allait à reculons. Elle plongeait la tête en arrière comme une nageuse. Dos crawlé. Jour après jour."
Mais plusieurs fois au cours du récit, Julia Kerninon évoque la faiblesse des mots à tout dire. Ces deux voix ont été blessées, étoufées très tôt. La force de Buvard réside dans cette ambivalence de la puissance des mots et de leurs limites.
"Nous avions ça en commun, cette somme écrasante et inracontable. Aucun mot ne pouvait vraiment dire la tristesse de mon enfance et de la sienne. Le langage était un code trop articulé pour dépeindre nos saccages respectifs."
Le mystère de l'épanchement et celui de Caroline N. Spacek viendront plus tard. Mais avant cela, le lecteur sera tombé sous le charme et la maîtrise de Julia Kerninon.
Dernière bonne nouvelle et surprise : c'est un premier roman. Imaginez ce que les années futures peuvent produire.
Bravo Le Rouergue! Belle rentrée! (Et c'est pas fini, on devrait parler bientôt de l'excellent Baignade surveillée de Guillaume Guéraud .)
Signé Stéphane