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SERENDIPITY

Missing Persons Bureau* : sur Plein hiver d'Hélène Gaudy - une lecture critique de Stéphane

13 Février 2014, 09:06am

Publié par Seren Dipity

Troisième roman d'Hélène Gaudy**, Plein hiver saisit le lecteur dès l'incipit qui pourrait sembler résumer le livre :

"David revenu à Lisbon."

Pas David revient à Lisbon ou David est revenu. La violence dans la brièveté, l'impuissance de David dans l'absence de verbe à la forme active, et la puissance de la nouvelle, du choc causé par le retour. Car la réapparition de David Horn semble creuser davantage le vide de son absence que sa disparition.

Toute la première page est redoutable d'efficacité :

"David revenu à Lisbon.

Le bruit s'est répandu en quelques heures, venu d'on ne sait où, le premier mot, la première phrase bientôt repris, répétés sur tous les tons - cris, chuchotement, têtes d'enterrement, mines de conspirateurs, coups de fil intempestifs à en brouiller les lignes comme si le froid ne suffisait pas, le froid et les congères qui isolaient la ville. Appels de phares, coups de frein, dérapages sur le bas-côté, vitres qui se baissent avec empressement comme devant toutes les nouvelles, bonnes ou mauvaises. Mauvaises, surtout."

David Horn s'est évaporé quatre ans plus tôt. Et le revoilà, réapparition presque surnaturelle.

David Horn, c'est une ombre, une photo d'enfant disparu. "Cette photo ressembalit en tous points à une photo d'enfant disparu. On aurait dit qu'elle avait été prise exactement pour l'usage qui allait en être fait. Qu'elle annonçait son absence."

Mais surtout, plus lourd de sens, ici, plus violente l'implication : "Sur cette photo-là, tout entier concentré dans son regard, il aurait pu être n'importe quel adolescent."

Lisbon, Etats-Unis. Lisbon, sans E donc. Lisbon dont le seul trait saillant est l'absence de E.

"La ville est à peu près dépourvue de centre, rien qui ressemble vraiment à un point névralgique. Vue du ciel, c'est un quadrillage abstrait comme ces mystères géologiques qui dament certains déserts - survivance des Martiens, des Incas, d'un peuple oublié ou inconnu des hommes."

Lisbon qui n'existe pas, "une agglomération froide où personne ne peut échapper à personne, où seul l'interminable hiver soude la communauté" ; Lisbon qui relève autant du fantasme  que de la mythologie américaine, "cliché" nous dit Gaudy. Et pourtant Lisbon omniprésente, si vivante dans le roman au point d'y tenir une place dans les personnages.

Pour ceux qui avaient construit leur vie autour de David Horn, et pour ceux qui avaient construit leur vie autour de son absence, c'est un tremblement de terre ou un glissement de terrain*** dont Hélène Gaudy se fait l'observatrice attentive, géomètre de la douleur, du non-dit, de l'absence comme du trop-plein ; "c'est ce que l'absence de David n'a cessé de faire. S'élargir et gagner le coeur de chaque maison."

Dans Plein hiver, Hélène Gaudy fouille davantage qu'elle ne révèle. Jouant avec la chronologie et multipliant les points de vue, elle s'intéresse aux satelittes de David Horn, largués de leur orbite - avant, pendant et après la disparition. Même après son retour, David Horn brille encore par son absence. Les autres personnages ont le droit à un traitement somptueux, comme Prudence, la jeune fille au coeur de la bande du passé :

"Elle n'avait rien d'extraordinaire, pas de beauté particulière mais quelque chose d'altier et de pugnace, quelque chose de rare ici, à Lisbon, où les filles comme les garçons, avant même la puberté, se mettent à ressembler à leurs parents, à leurs frères et soeurs, s'inscrivant soulagés dans des lignées familiales auxquelles on martèle leur appartenance, comme si venir  de quelque part les dispensait de s'égrener ailleurs."

La force d'Hélène Gaudy réside peut-être dans son refus de déplier l'intrigue policière pourtant servie sur un plateau (disparition/retour : certains ont bati leur oeuvre là-dessus, souvenez-vous... ICI) pour épaissir le mystère (tant de scenari sont possibles) et son refus de se répandre en passages psychologisants à trois balles. Elle a choisi l'école du regard, oblique souvent, ou détourné, mais toujours d'une perspicacité et d'une force incroyable.

A propos de regard : la couverture et d'autres photos du site d'Hélène Gaudy, et l'image mentale que je me suis construit de Lisbon, m'ont immédiatement rappelé le travail de Gregory Crewdson. C'est un détail mais il a participé à ma lecture.

 

Signé Stéphane

______________

* Avec Womack & Womack (87 ou 88), ICI.

** Après Vues sur la mer (Les Impressions nouvelles) et Si rien ne bouge (Le Rouergue et Babel en mars) pour ce qui est de la littérature adulte ; elle écrit également des romans pour la jeunesse et des ouvrages sur l'art, aux éditions Palette. Elle collabore à la revue Inculte.

Son blog, c'est là : http://helenegaudy.blogspot.fr/ Vous y trouverez les travaux de la construction de Lisbon. Et pour feuilleter le livre, c'est là : 

http://issuu.com/actes_sud/docs/plein_hiver_actes_sud_ectrait?e=2297045/6038488

*** Pourquoi ne pas avoir choisi alors, Landslide, plus belle de toutes les chansons de Fleetwood Mac avec la gracieuse Stevie Nicks ?

 

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S
Pas de quoi, l'ami! Toujours un plaisir de partager.
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J
c'est un photographe que je ne connaissais pas stéphane, merci. Superbe article. Et hélène Gaudy est une personne tellement attachante.
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