The letter* : sur Mailman de J.Robert Lennon - une lecture critique de Stéphane
J'ai toujours bien aimé mes facteurs et mes factrices. Avant internet, je guettais leur passage car c'est comme ça que je recevais, plusieurs fois par semaine, des Etats-Unis, du Japon ou d'Europe, des enveloppes épaisses contenant des bootlegs (souvenez du livre d'Alain Gaschet). La musique voyageait par snail mail, comme on disait alors. L'attente faisait partie du plaisir. Le facteur était mon ami, mon recelleur innocent.
Aujourd'hui, le facteur me dépose mes services de presse. Et il m'a déposé, le malheureux ignorant de quoi il était le hérault, Mailman...
Oh oui, les facteurs sont mes amis.
Ca débute comme ça :
Et Dieu, à ce qu’on raconte, créa la Terre. Au commencement, pas vraiment de quoi crier au génie: une nébuleuse de vapeur grise, avec quelques vagues traînées de boue sur une surface informe. Une toile vierge. Dieu l’examina, décida que cela ferait l’affaire et se lança dans les détails. Il lui fallait tenir la Terre d’une main – de Ses énormes doigts moites – pendant que l’autre barbouillait le tout, ajoutant çà et là de petites touches de couleur, et tandis qu’elle travaillait aux finitions – à l’Amazone et à l’Himalaya, aux immenses forêts et aux océans, aux grandes plaines et aux steppes, aux basses terres et aux sommets enneigés –, la première main, de son côté, s’enfonçait dans la matière pour la façonner, soulevant et modelant des collines boueuses dans la roche tendre, creusant de sombres et humides tranchées. Lorsque le Créateur en eut assez d’œuvrer, Il jeta un dernier coup d’œil sur ce monde vierge, inspecta tout ce que Sa colossale paluche avait accompli et songea qu’il serait bon d’y ajouter un peu d’eau. Ainsi naquirent les lacs Finger." **
Mailman, c'est ça : un doigt tendu à tous ceux qui pensent que le job de facteur n'est que distribution et routine. Même si...
"Certains matins comme celui-ci, il se dit que s'il devait tout recommencer, il choisirait à nouveau de gagner sa vie en distribuant ce putain de courrier. En général, l'euphorie se dissipe vers dix heures."
Albert Lippincott, c'est son nom, est un homme de 57 ans avec une belle carrière de facteur derrière lui. Efficace et professionnel. Prend le temps de discuter avec ceux qui le méritent. Pas avec les autres. C'est sans doute la première chose que j'ai aimé chez Mailman, son regard souvent caustique sur ses contemporains et son pays. Ca commence dès la seconde page, avec l'entrée en scène de Mailman :
"Pourquoi pas, pense Mailman, voilà une métaphore qui ne convient pas si mal à cette ville, considérée tout autant comme le joyau que le trou du cul du monde, selon votre interlocuteur et le moment où vous lui en parlez. Une cité arrogante mais qui se dégoûte elle-même, à la fois minable et magnifique. Ville universitaire, ville ouvrière. Les doigts de Dieu, tu parles ! Tout au plus les empreintes de la main gauche laissées par le coupable."
Ca donne lieu à des commentaires parfois cruellement drôles (le dialogue a lieu entre Mailman et un type qui a repéré un homme qui suit Mailman - son boss) :
" 'Vous voulez que j'aille lui casser la gueule?' 'Merci, mais non, ça ne ferait qu'aggraver la situation dans laquelle je suis sans doute déjà.' 'Comme vous voulez.' Et il rentre chez lui pour ouvrir son courrier et se branler en pensant à sa voisine pubère. Un gars formidable, un coeur gros comme ça."
Le livre s'ouvre en 2000 et même si le grand bug n'a pas eu lieu, Mailman "sait que la fin est proche, que l'épistolaire est mort à présent que règne le courrier électronqiue." Ce n'est pas tant la perte de son emploi que redoute Mailman. La fin du snail mail, il ne la verra sans doute pas. Non. Ce que craint Mailman c'est la fin de son petit plaisir...
Le plaisir solitaire de Mailman, depuis qu'il a renoncé à l'autre, plus commun de la masturbation (un épisode terrible du roman), c'est l'ouverture du courrier des autres. "Le courrier est un privilège qui n'est pas sans risque. Il peut tout aussi bien embellir votre journée que la foutre en l'air."
Et c'est justement ce qui va arriver : une lettre que Mailman a conservée trop longtemps va, croit-il, entraîner le suicide d'un usagé à qui ce courrier aurait pu, peut-être, remonter le moral. Ce grain de sable va propulser Mailman dans une spirale d'emmerdes existentielles et rocambolesques comme j'en ai rarement lues.
"Il ne se sent jamais très à l'aise sans son uniforme, les vêtements civils lui donnent l'impression d'être dans la peau d'un autre, un individu irresponsable qui ne s'intéresse pas au monde extérieur, un type un peu niais, ramolli par des années passées derrière un bureau, constamment fliqué par un sous-chef à la face laiteuse."
Au gré des souvenirs de Mailman (de ses séances avec un psy à ses relations compliquées avec les femmes - dont sa soeur et sa mère- ou avec les chats), et de ses aventures picaresques dès qu'il se croit criminel, le lecteur suit la course poursuite de Mailman contre le temps, la solitude, la maladie, la décrépitude. S'il quitte un moment son poste de facteur, pour aller au Kazakhstan, c'est pour, semble-t-il, mieux retrouver son "habituelle ferveur" à détester son pays. L'expérience est terrible et même Nestor, la ville où il sévit depuis des années, lui manque. "Sa maison, son boulot, sa camionnette, tout lui manquait. Sa détresse domestique, tellement chaleureuse et familière comparée à cette détresse étrangère, lui manquait."
L'épopée de l'anti-héros éponyme de Lennon est drôle, douloureuse, cruelle. La fin du voyage est terriblement poignante.
" 'Eh bien, ce marais qu'est votre esprit, pour ainsi dire, est constitué d'ambitions ravalées. Quelque chose est en train de pourrir en vous, Albert. Quelque chose est mort en vous, dont vous n'avez pas su vous débarasser correctement, et qui, si vous ne faites rien, est sur le point de contaminer toute votre personne.' "
Telle est la prophétie du psy, Gary Garrity... Y survivra-t-il?
Dernière chose, la couverture, toujours aussi soignée chez Monsieur Toussaint Louverture :
Signé Stéphane
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* Petit chef d'oeuvre de 2 minutes, par les Box Tops !
** Prolongez la lecture avec l'extrait de l'ouverture , LA !
Bonus, pour ceux qui douteraient encore, les critiques du Magazine Littéraire, L'Express Style, Elle, Grazia, Livres Hebdo