Up where we belong* : sur Dans le grand cercle du monde de Joseph Boyden - une lecture critique de Stéphane
Après deux formidables romans (Le Chemin des âmes** et, sa suite, Les Saisons de la solitude) qui lui ont valu prix et reconnaissance, Joseph Boyden revient avec une épopée d'une rare ambition.
Dans le grand cercle du monde, The Oranda, magnifiquement traduit par Michel Lederer***, est présenté, dès l'ouverture comme un conte qui est "en apparence l'histoire de notre passé."
Ca débute comme ça :
"Avant l'arrivée des Corbeaux, vos prêtres, nous avions la magie. Avant la construction de vos grands villages que vous avez si grossièrement sculptés sur les rivages de la mer intérieure de notre monde en leur donnant des noms arrachés à nos langues - Chicago, Toronto, Milwaukee, Ottawa -, nous avions aussi nos grands villages sur ces rivages-là. Et nous comprenions notre magie. Nous savions ce que l'orenda impliquait."
Le dix-septième siècle voit l'arrivée des blancs et leur propre univers, leur propre magie, leurs propres armes. La rencontre de deux mondes, où chacun regarde l'autre comme une curiosité, comme un sauvage.
Le roman s'ouvre sur une scène très brutale mettant en scène les trois personnages principaux du roman, les trois voix qui vont nous accompagner sur 600 pages : Oiseau, chef militaire des Wendats (Hurons), le Père Christophe alias "Corbeau", jésuite breton venu évangéliser le Nouveau Monde, et Chutes-de-Neige, jeune fille de la tribu ennemie, les Haudenosaunees (Iroquois), faite prisonnière par Oiseau qui décide d'en faire sa fille afin d'oublier la souffrance d'avoir perdu sa famille, tuée par les Haudenosaunees.
Trois voix pour dire "le grand cercle du monde", trois visions pour contempler les différences d'univers, mais aussi les étranges ressemblances. D'apprentissages de la vie indienne au dix-septième en apprentisssage de la familiarité avec son ennemi, de batailles violentes en cérémonies rituelles de tortures, le lecteur est plongé dans ce grand cercle avec un sens du détail particulièrement saisissant.
"N'ayant rien d'autre pour m'occuper, je reprends ma plume pour griffonner des mots susceptibles de donner un sens à la folie qui gagne partout."
Joseph Boyden montre tout : la sauvagerie des uns (et des autres), la tendresse, la foi (en un Dieu, en plusieurs), la fascination mêlée d'effroi. L'un des aspects les plus intéressants, c'est la manière dont chaque partie apporte un éclairage sur la condition de l'autre et sa propre condition. Ainsi les Hurons ne se sentent jamais autant indigènes, au sens propre et figuré, qu'en observant le regard de l'Autre arrivant sur leurs terres.
"Nous sommes le peuple né de ce pays. Et pour la première fois aussi, je comprends ce que je n'avais pas entièrement compris avant de voir ces créatures pâles venues d'ailleurs nous regarder avec stupéfaction en s'interrogeant sur notre présence. Nous sommes ce pays. Et ce pays est nous." (Oiseau)
"Je dois néanmoins admettre que ces derniers jours, je me réveille avant l'aube, rongé d'inquiétude à la pensée que notre oeuvre risque d'être exploitée non par ceux qui cherchent le salut des âmes des Sauvages mais par ceux qui cherchent à accaparer les richesses du pays, et que, à cette fin, ils se servent de nous comme fer de lance."
Même si le récit ne possède pas la puissance narrative du Chemin des âmes, Dans le grand cercle du monde n'en reste pas moins un grand roman épique, une fresque historique terriblement méticuleuse et profondément humaine.
Signé Stéphane
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* Buffy Sainte Marie, chanteuse canadienne d'origine indienne avec sa version de sa chanson (plus connue interprétée par Joe Cocker et Jennifer Warnes)
** Aujourd'hui indisponible en poche mais le centenaire de la Grande Guerre devrait accélérer les choses. Le Chemin des âmes est un excellent roman.