The leader of the pack* : sur Passé imparfait de Julian Fellowes - une lecture critique de Stéphane
Deuxième roman de Julian Fellowes, après Snobs** et après le succès de la série Downtown Abbey dont il a écrit le scénario***, Passé imparfait va nous transporter en 1968. Avec la voix de Richard Morant comme liseur, je peux vous dire que ça fonctionne.
Ca débute comme ça :
"Londres est désormais pour moi une ville hantée et je suis le fantôme qui erre dans ses rues. Chaque rue, chaque place, chaque avenue semble me susurrer les souvenirs d'une autre époque de mon existence."
Le roman fonctionne sur deux chronologies, celle de l'année 1968 et l'autre, quarante ans plus tard. Le narrateur, écrivain connu, est contacté en 2008 par son ancien ami Damian Baxter. Mourant, Damian Baxter, n'a pas d'héritier à qui léguer son immense fortune. A moins que... Dix-huit ans plus tôt, une lettre anonyme lui laissait entendre qu'il avait mis enceinte une femme dont l'enfant aurait la vingtaine. Damian Baxter n'a personne vers qui se tourner pour retrouver cet héritier. Et surtout personne ayant connu les jeunes femmes fréquentées par Damian Baxter en 68.
Et il y un autre temps fort, sans cesse évoqué mais aussitôt repoussé dans un coin sombre et silencieux du passé, l'épisode désastreux du Portugal, en 70, qui mit définitivement fin à l'amitié déjà fragile entre Damian Baxter et le narrateur, et qui a même mis fin à toutes les relations entre les membres du groupe.
Après avoir pris connaissance de sa mission, le narrateur se voit remettre une liste de cinq noms de femmes avec qui Damian a fricoté. Le narrateur accepte et prend le chemin du passé. Chaque prénom de femme fonctionne comme la madeleine de Proust (évidemment que l'auteur de la Recherche est cité, deux fois je crois, dans Passé imparfait.) D'ailleurs le roman pourrait avoir pour titre A la recherche du temps perdu tant la nostalgie et le sens de la perte est au coeur du roman.
Parmi ces jeunes filles en fleur (pour continuer avec Proust), dans l'ombre desquelles évoluait le narrateur, 'simple' fils de diplomate, se trouve l'auteure d'une lettre et la mère d'un enfant.
"Elle m'a écrit en 1990, à une époque où seules la haute bourgeoisie et la classe moyenne la plus aisée gardaient le bastion des naissances légitimes. Des gens normaux auraient craché le morceau depuis longtemps."
Au terme de sa vie Damian Baxter veut léguer sa fortune mais pas seulement. "Je suis en train de mourir et je ne crois à rien, fit-il simplement, c'est ma seule chance d'atteindre l'immortalité." Une immortalité que son nom et sa classe ne lui ont pas offert, contrairement à certaines personnes rencontrées en 68.
Dès lors le lecteur va passer, avec le narrateur d'une époque à une autre, au gré des retrouvailles et des anecdotes du passé. Pleines de vies, les récits de la "Saison" 68 ("la période des bals et des événements mondains") montrent à quel point les membres "d'une caste très restreinte, rare résidu qui subsistait de l'Ancien Monde" étaient encore (pas pour très longtemps) attachés à maintenir un mode de vie que 68, ici comme ailleurs, allaient éroder. Les retrouvailles, elles, sont souvent teintées de regret et d'amertume sur les années passées, le temps perdu, les choix et les chemins empruntés.
Ce grand écart chronologique permet également à Julian Fellowes des constats et des comparaisons parfois dures sur les changements importants ou apparemment minimes qui sont intervenus pendant ces quatre décennies. Je n'ai pas retrouvé dans l'excellente traduction de Jean Szlamowicz, le passage où l'incipit célèbre d'un autre roman anglais est cité, mais le voici en vo pour les happy few : "The past is a foreign country: they do things differently there." L.P. Hartley, The Go-between (1953) Et c'est bien la sensation que l'on a parfois à la lecture de cette merveilleuse machine à remonter le temps qu'est Passé imparfait. Un autre pays, un monde différent, d'en haut (upperclass) mais dont, déjà, certains prévoient la fin, même si, comme l'écrit Fellowes, "ils continuent d'en porter le deuil."
Il passe ainsi en revue les glissements dans beaucoup d'aspects de la société : musique, sexe, vêtements, logement, alcool, éducation et respect de l'autorité, popularité et rapports aux médias. "Ces gens-là obéissaient à ces rituels vestimentaires pénibles pour une simple raison : ils savaient parfaitement que le jour où ils cesseraient de ressembler à une élite, ils cesseraient d'être une élite. Nos hommes politiques viennent tout juste d'apprendre ce que nos aristos savaient depuis des millénaires - tout est dans l'apparence."
Toujours british dans sa retenue, Fellowes n'en cache pas moins certains avis, même s'il se contente souvent de s'interroger sur le progrès de certains comportements...
Justin Fellowes en profite aussi au passage pour régler leurs comptes à la mythologie des 60's. "Durant les quarante années suivantes, cette décennie a été réécrite par les avocats de la tyrannie progressiste. Ils adoptent la version Woodstock de la période - selon le célèbre slogan à l'autosatisfaction condescendante : "Si vous vous souvenez des années 1960, c'est que vous n'y étiez pas" -, mais ceux qui n'ont aucun scrupule à faire comme si les valeurs de la révolution pop résumaient toute cette époque sont soit manipulés soit des manipulateurs.[...] C'était cela, les années 1960, autant que la facette constamment remâchée par les rétrospectives télévisuelles. La différence, c'est que ces coutumes vivaient leurs dernières heures tandis que la nouvelle culture déstructurée s'installait. C'est cette dernière qui allait s'imposer, bien sûr, et comme toujours, c'est la vainqueur qui écrit l'histoire."
Passé imparfait emprunte parfois les chemins du roman policier mais s'offre surtout de merveilleux passages sur l'amour, le temps qui passe, la filiation, les choix de vie, l'histoire avec un grand ou un petit h. La galerie de personnages est impressionnante et parfaitement nourrie par la langue de Fellowes : classique et fluide, élégante et dynamique.
Signé Stéphane
Julian Fellowes, Passé imparfait (Past imperfect, 2009) traduit par Jean Szlamowicz, Ed. Sonatine - audiobook lu par Richard Morant.
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* ICI. Chanson évoquée dans le roman, gros succès de l'époque, et surtout preuve du respect envers la figure paternelle qui dictait, alors, les choix de vie, notamment en termes de relations de leurs progénitures. Après avoir envisagé Those were the days de Mary Hopkin, en 68, ICI.
** Lattès en 2007 et Livre de Poche en 2008.
*** Il a, par ailleurs, reçu un oscar pour le scénario du film d'Altman, Gosford Park.
Bonus Serendipity : (dans le texte original, serendipity est à la place de fatalité)
"Est-ce la fatalité ? La fatalité comme explication pour ces concours de circonstances qui, lorsqu'ils font irruption dans nos vies, semblent donner l'impression que tout était prévu ? A moins que la fatalité ne soit qu'un autre nom pour une forme d'intuition accidentelle ? Ou peut-être pour des déductions dues au hasard mais qui aboutissent à une étincelle soudaine ?"