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SERENDIPITY

An American novel* : sur Oona & Salinger de Frédéric Beigbeder - une lecture critique de Stéphane

9 Septembre 2014, 10:00am

Publié par Seren Dipity

N°7 dans le Top100 de Beigbeder** (et sans doute à la même place eussé-je réussi à boucler le mien), L'Attrape-coeur de Jerome David Salinger est un rite. Tous les ans, disait Beigbeder en 2011, il relit cette odyssée.

Il ne mentait sans doute pas. Il ne disait pas, évidemment, qu'il travaillait déjà à Oona & Salinger.

Ca débute comme ça :

"CECI N'EST PAS UNE FICTION

Quand on demandait à Diana Vreeland si ses souvenirs les plus extravagants étaient factuels ou fictifs, elle répondait : 'It's faction.'

Ceci est un livre de pure faction."

Que Frédéric Beigbeder aime le roman américain n'est pas une surprise, son Premier bilan après l'apocalypse en contenait une grosse proportion. Il s'était senti déjà suffisamment américain pour écrire un roman du 11 septembre (Windows on the world) quand les romanciers américains hésitaient encore. 

J'aime bien Beigbeder. (Faut ramer pour le conseiller des fois, parce qu'il est agaçant, mais ça aussi j'aime bien.)

J'aime beaucoup Salinger. Sans le lire tous les ans, comme Fred, je l'ai lu trois fois. C'est un de mes romans préférés***. Mais contrairement à Beigbeder, je n'ai jamais eu la curiosité d'en savoir davantage sur Salinger. Cela ne m'intéresse pas d'en savoir beaucoup sur les auteurs que j'aime, a fortiori quand ceux-là ont décidé de vivre éloignés du monde. 

Mais la combinaison Beigbeder/Salinger avait de quoi m'exciter. Et j'avais promis à Fred de le suivre (*, again).

Oona & Salinger, donc. Beigbeder commence par nous parler de lui. Forcément. Il est l'un des seuls auteurs français dont je supporte les passages auto-fictionnels parce que, généralement, il me fait marrer. Là, moins. Beigbeder nous dit sa peur de vieillir et les trompe-couillons qu'il s'est choisi pour y arriver. Ce passage où Fred nous explique qu'il a la trouille de vieillir et fait tout pour rester jeune, lui sert à introduire Salinger.

"Salinger est l'écrivain qui a dégoûté les humains de vieillir." Il est, dit-il, "l'inventeur de l'éternel adolescence à crédit".

En 2007, Beigbeder décide enfin d'aller au Front : rencontrer Salinger, chez lui, dans le New Hampshire****. Il connait déjà la réponse de Salinger aux importuns. Mais il fonce le Fred. Jusqu'au chemin en bas de chez Salinger. Et là... il flanche. Par politesse, par trouille, par respect. N'est-ce pas mieux ainsi, Fred? Comme disait Flaubert, "Il ne faut pas toucher pas aux idoles, la dorure en reste aux mains."

Mais Beigbeder ne lâche pas l'affaire. Salinger le fascine. La mort de l'auteur résout le problème de la rencontre.  Tous les protagonistes du conte-de-fée-qu'a-mal-tourné sont morts. Plus rien ne l'arrête. Vas y Fredo !

Oona & Salinger, est la rencontre d'étoiles filantes pendant que les obus tombent en Europe. JD Salinger rencontre Oona O'Neill au Storck, à New York, en 1940. Elle est compagnie de Truman Capote et deux autres filles, presque aussi belles qu'elle. Elle est superficielle et torturée. Elle rayonne. Salinger est aveuglé. L'idylle est fulgurante. Et frustrante, Oona laissant le pauvre Jerry l'embrasser, mais guère plus. En 41, Jerry part à la guerre.

Elle vit dans le présent, évite de penser au passé si dénué d'affection. Il vit dans le futur car il sait déjà qu'il sera écrivain, un grand écrivain.

"- Tu n'es qu'une starlette, au fond...

- Oh ferme-la, Poète Maudit ! Non, j'ai peur de cette longue existence qui est devant nous, je ne sais pas quoi en faire. J'ai l'impression d'être devant un précipice. Tu sais exactement ce que tu veux faire, toi, de ta vie ? [...]

- Oui, je sais que je veux écrire le Grand Roman Américain, dit Jerry. Je ne veux rien d'autre. Je veux mélanger l'émotion de Fitzgerald, la concision de Hemingway, la violence de ton père, la précision de Sinclair Lewis, le cynisme de Dorothy Parker..." *****

Le départ de Jerry pour la guerre coïncide avec le départ d'Oona O'Neill pour Hollywood où, rapidement, sa carrière d'actrice est remplacée par celle d'épouse de Charlie Chaplin ("Il est fou d'elle, n'en revient pas qu'une fille aussi ravissante puisse ne pas être une salope ou une pute ; c'est si nouveau dans sa triste vie de fondateur d'Hollywood.") Le choc est rude pour Salinger.

"Le premier amour est rarement le plus réussi, ni le plus parfait, mais il reste... le premier."

Fred a la formule dans le sang. On le sait. Parfois il fait mouche et touche, d'autres fois, il agace, et le lecteur hésite : en fait-il trop? Mais d'ailleurs, en fait-on jamais trop? 

"L'amour est l'utopie de deux égoïstes solitaires qui veulent s'entraider pour rendre leur condamnation supportable. L'amour est une lutte contre l'absurde par l'absurde. L'amour est une religion athée."

Mais le vrai choc, pour Salinger, pour le lecteur, c'est la guerre. A un moment dans le roman sont évoqués les romanciers qui n'ont pas vu la guerre de près et le regret lié à ce manque, Fitzgerald notamment. Aussi essentiel que le "coeur brisé" donc, la guerre. C'est Hemingway qui le dit à Jerry. Sans quoi on est un charlatan. "Il faut un amour originel complètement foireux pour servir de révélateur à l'écrivain."

Beigbeder "planqué qui fit Dieu merci ses classes en temps de paix" s'offre cette guerre, par procuration******. By proxy en angliche. Si vous vous demandez si le mot proxénète a un lien, ouais. Fais ta pute, Fred ! Et il est bon, quoiqu'on en dise. Le débarquement, la libération de Paris, la forêt de Hürtgen, la découverte des camps. Salinger a tout vécu. Beigbeder a tout écrit. C'est bref, ça pue, ça saigne, ça chiale. Mais Salinger lui n'écrira rien. "La guerre dans l'oeuvre de Salinger est une immense ellipse." Ce qu'il croit être la chance du témoin privilégié - survivre pour témoigner - se transformera, à son retour en incapacité à vivre en société.

"Sa réclusion commence ici. Son isolement n'est pas un choix de dandy mais un dommage collatéral de sa campagne de libération de la France et de l'Allemagne : Salinger est un romantique en 1940, espion en 1943, bipolaire en 1945, puis agoraphobe et gérontophobe jusqu'à sa mort."

Beigbeder imagine la correspondance de Salinger et Oona. Lisez la lettre du 30 avril 1945. Il commente les nouvelles de Salinger, restées inédites chez nous, parues dans des revues. Il invente, il revisite. Plus anecdotique, plus beigbederien, il vous propose même un "cyberchapitre" qu'il appelle le "roman YouTube" autour d'Oona.  Arrivé au bout, on lui pardonne la fondue (les happy few  comprendront).

Il y avait la fiction, la biographie, la bio romancée, l'auto-fiction, Fred subvertit les genres et nous offre le premier roman d'auto-faction. Imaginez avec quoi ça peut rimer.

Fred, tu m'as encore eu! Bravo.

Signé Stéphane

_______________

* Clin d'oeil au précédent roman de Beigbeder, Un roman français, publié en 2009 - voir le billet ICI. Clin d'oeil aussi aux libertés anglophiles de Fred qui fait un peu son Jean-Claude Van Damme de la littérature ici, ne résistant pas au plaisir de la langue anglaise... Dans certains dialogues, dans certaines lettres apocryphes, l'anglais s'invite. "Si ce livre était rédigé en anglais, l'adjectif 'awkward' s'imposerait, qui signifie à la fois 'bizarre' et 'embarrassant'." How awkward indeed!

** Prolongement de Dernier inventaire avant liquidation (le Top50 des français représentés dans le journal Le Monde), Premier bilan après l'apocalypse contenait le Top100 de Beigbeder alone avec des critères plutôt rigolos.

*** A la Beigbeder, éloignons-nous un peu du sujet pour se rapprocher de l'écrivant. En licence, j'ai eu à plancher sur un extrait du Catcher in the rye. J'avais alors pondu un truc assez bizarre sur le sujet et une autre idée que je peinais à nommer, assujettement ou sujétion... J'étais donc allé voir ZE prof de littérature américaine, Pierre Gault qui assurait un autre de mes cours, sur Lolita de Nabokov, où chaque cours était un éblouissement intellectuel.  A la fin du cours, je commence à lui expliquer ce que je veux faire, il m'écoute et m'arrête. Me demande sur quel texte je travaille et je lui dis, un passage de The Catcher in the rye, de Salinger et, là... il situe l'extrait et m'en parle. Il connaissait The Catcher pratiquement par coeur. 

**** Il signale, au passage, qu'il vient de rencontrer Stewart O'Nan dont les éditions de L'Olivier venaient de publier le magnifique La Nuit de ténèbres, traduit par Nicolas Richard. Détail inutile, sauf à rappeler qu'il faut absolument lire O'Nan. Bravo Fred !

***** Eh ouais, le revoilà, notre fameux GAN !

****** Il n'est pas le premier : Stephen Crane a écrit le plus grand roman sur la Guerre Civile (dite, chez nous, "de Sécession") alors qu'il n'a vécu aucun moment de cette guerre. Mais je ne suis pas non plus en train de sous-entendre que Beigbeder a écrit les plus belles pages sur la Seconde Guerre Mondiale. 

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