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SERENDIPITY

Sons and daughters* : sur Le Fils de Philipp Meyer - une lecture critique de Stéphane

2 Septembre 2014, 11:31am

Publié par Seren Dipity

C'est l'un des événements de la rentrée dans la catégorie poids lourds américains. Deuxième roman** de Philipp Meyer, Le Fils a réveillé le fantôme du GAN (Great American Novel)*** avec cette grande épopée de près de 700 pages couvrant un peu plus d'un siècle et demi de l'histoire d'une famille, les McCullough.

Ca débute comme ça : 

"On a prophétisé que je vivrai jusqu'à cent ans et maintenant que je suis parvenu à cet âge je ne vois pas de raison d'en douter. Je ne meurs pas en chrétien bien que mon scalp soit intact et si les prairies des chasses éternelles existent, alors c'est là que je vais."

En réalité, ça débute par une citation en exergue d'Edward Gibbon, l'auteur de Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain suivie de très près par l'arbre généalogique de la famille McCullough.

Histoire et décadence de l'Empire McCullough, donc.

Et si vous l'écoutez en audio, ça débute par de la musique clairement étiquetée western****. Et vous remplacez l'arbre généalogique par le nom des liseurs : Will Patton, Kate Mulgrew, Scott Shepherd et Clifton Collins

1/

  • The Son
Trois personnages prennent la parole, à tour de rôle***** :

Eli McCullough, dit Le Colonel, le patriarche, fondateur de la dynastie McCullough. Il est pour diverses raisons l'Ouest incarné : fils de pionnier, indien comanche pendant trois ans, ranger, soldat, éleveur, propriétaire terrien, précurseur dans l'exploitation du pétrole.

Pete McCullough : fils du Colonel, qui tient, à partir de 1915, un journal dans lequel il note, au jour le jour, les événements et les réflexions qui bouleversent sa vie de Fils de. Il est évoqué, par son père, dès la première page du roman comme la "graine de ma destruction."

Jeanne Anne McCullough : arrière-petite-fille du Colonel, 86 ans en 2012, alors qu'elle git, blessée, sur le sol,  laisse son esprit vagabonder et remonter le temps jusqu'à son enfance et ce moment où elle a dû assurer la continuité - une réalité terrifiante pour une jeune fille de 19 ans qui a poussé sous le soleil du Colonel. Fuyant le monde, c'est par le pétrole qu'elle deviendra quelqu'un et fera la couverture des magazines.

Le roman ne se résume évidemment pas à ce trio McCullough. Des dizaines de personnages traversent Le Fils. Les autres membres McCullough restent souvent dans l'ombre du Colonel pour la plupart, mise à part Phineas, le frère de Peter qui fera la pluie et le beau temps sur l'exploitation du pétrole dans le sud. Le clan des comanches de Toshaway dans lequel Eli McCullough deviendra Tiehteti et sera changé pour toujours. Le juge Black et sa famille. Les Garcia, la famille mexicaine voisine des McCullough, dont les destins sont liés.

A l'historien que Jeannie emploie, pendant dix ans, pour écrire l'histoire de la famille et qui se plaint, après avoir tout compulsé :  "Il y a des tas d'histoires possibles à partir de tout ça.", elle répond, à la John Ford******, "Eh bien, choisissez la meilleure." L'épopée des McCullough traverse plusieurs guerres. La Frontière qui est une guerre contre la nature sauvage (wilderness) et, synonyme de celle-ci, la guerre contre les indiens. La Guerre de Sécession (Civil War) à laquelle Eli prendra part et deviendra le Colonel. Les deux guerres mondiales qui emporteront des McCullough. Les "bandits wars" et la crainte de Poncho Villa.

Mais les événements les plus importants et les plus marquants sont les drames personnels et familiaux, les tragédies intimes. Eli McCullough a treize ans quand sa mère et sa soeur sont violées et tuées sous ses yeux, et qu'il est enlevé avec son frère. Des trois années difficiles et passionnantes qu'Eli McCullough passera chez les Comanches il en ressortira transformé. Sous le nom de Tiehteti (Tiehteti-taibo - "petit homme blanc ridicule"), Eli découvre la vie des Comanches, leur liberté inouïe que tous leur enviaient, leur rapport à la nature. Au soir de sa vie, après avoir assisté à la folie des hommes (et y avoir, largement, contribué) il témoigne : "L'esprit humain était réceptif, à l'époque ; on sentait la moindre perturbation, le moindre remous - même les gens comme mon frère étaient en phase avec les lois de la nature. Aujourd'hui, l'homme vit dans un cercueil de chair. Sourd et aveugle. La Terre et la Loi sont corrompues. [...] Il nous faut un grand feu qui balaie la terre d'un océan à l'autre et je jure de me doucher au kérosène si on me promet de laisser brûler ce feu."

L'autre événement fondateur de l'empire McCullough c'est l'attaque de la casa mayor des Garcia, suite à la blessure  du fils de Peter par des voleurs de chevaux. Pour le Colonel, et malgré les doutes de Peter, les Garcia sont responsables. L'occasion est trop belle pour perpétuer l'un des rouages essentiels de l'Histoire.

"- Ca aurait pu se passer autrement.

- En vérité, non. C'est comme ça que les Garcia ont eu leurs terres, en se débarrassant des Indiens, et c'est comme ça qu'il fallait qu'on les prenne. Et c'est comme ça qu'un jour quelqu'un nous les prendra. [...] En le regardant, je me suis dit qu'il était d'un autre temps, comme un fossile sur la berge d'une rivière ou d'un océan, sorti d'une époque où chacun se servait sans se sentir le moins du monde tenu de se justifier."

A plusieurs moments dans le roman Philipp Meyer souligne le cycle de la grandeur et de la décadence des empires passés. 

"Ce n'était pas un simple lynchage : c'était le renversement de l'ordre ancien, la fondation d'un monde nouveau."

La parole, le bien-fondé des actions, l'autorité du Colonel qui dépasse souvent les Autorités, n'est jamais remise en question. Bien des années après sa mort Jeannie continue de croire aux prophéties du Colonel, bien qu'elle les sache dépassées. Seul Peter ose douter et remettre en cause les lois du Colonel, rappelant au passage qu'il "n'a jamais été colonel de plein droit mais seulement à titre temporaire, et qu'il s'est battu pour la cause esclavagiste." Ces moments de mutinerie, longtemps silencieuse, resteront les grands faits d'armes de Peter qui, s'il n'a pas la carrure du Colonel, qui, s'il se décrit volontiers comme un "hibou perché dans l'ombre regardant les autres s'agiter dans la lumière", est un personnage fascinant par le regard sensible et raisonné qu'il porte à ce monde finissant. Ses ennemis sont la lucidité, la bonté et l'hérédité. "Critiquer le Colonel, c'est comme critiquer Dieu, ou la pluie, ou les Blancs, bref, tout ce qu'il y a de bien sur terre." Pendant l'attaque du clan Garcia il a le sentiment "de prendre part à quelque rite crucial, sur le point de devenir un homme". Il évoque ailleurs son "unmanfulness" (défaillance, dans la traduction).

Tu seras un homme mon fils... Dieu que c'est difficile de venir après. 

Dans le sillage du Colonel, chacun cherche sa place et peine à s'en sortir. Jeannie, tente de quitter le sud, de sortir du sillage, mais finit par rebrousser chemin. Elle s'interroge longtemps sur son instinct maternel et son rapport aux hommes.

J'en dis trop. Mais pas d'inquiétude, il y a beaucoup, beaucoup plus. Fruit d'un long travail de cinq ans, de recherches fouillées et testées******, Le Fils offre non seulement un grand roman familial mais aussi une réflexion sur l'Histoire (Jeannie rappelle que la génération témoin de l'assassinat de Kennedy avait eu des parents scalpés par les indiens ; le Colonel s'agace de voir que la mythologie de l'Ouest perturbe le comportement de ses hommes, etc) et sur le sens de l'Histoire (les nombreuses références aux "empires" passés)

Porté par un souffle constant, habilement construit, sans concession pour les indiens et les constructeurs de la modernité en, et de l', Amérique, Le Fils est un roman épique magistral. Western, épopée, roman historique - Philipp Meyer éblouit. Un Grand Roman Américain ? Sans aucun doute.

Signé Stéphane

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* On reste dans le sud avec les Neville Brothers, ICI.

** Le premier, Un arrière-goût de rouille était entré dans la liste des 1001 livres qu'il faut avoir lus dans sa vie (sans-quoi-on-meurt-chauve-gras-du-ventre-avec-des-furoncles-rectaux.) Je commence à perdre mes cheveux blancs mais je vais le lire... promis !

*** Voir, récemment, le papier sur le livre d'Antoine Bello, et notamment la note de bas de page. ICI.

**** Se restreindre à l'écoute audio aurait été trop long, donc comme d'habitude dans un pareil cas, j'ai écouté et lu le roman. Surma super liseuse où les notes sont encore plus rapide à insérer qu'avec les post-it!

***** Evidemment, si quatre liseurs se partagent la lecture, vous imaginez bien qu'il y aura une quatrième voix mais réservons la surprise aux lecteurs. C'est, je crois, pour le film Seven que le nom de Kevin Spacey ne devait pas apparaître au générique...

****** "This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend." ("Ici, monsieur, c'est l'Ouest. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende.") John Ford, L'Homme qui tua Liberty Valance (62)

******* Pendant ses trois réécritures complètes du roman, Philipp Meyer confie avoir testé certaines pratiques des indiens Comanches (tannage des peaux, chasse au bison, etc.).

 

 

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