Sympathy for the devil* : sur Damnés de Chuck Palahniuk - une lecture critique de Stéphane
Vous pensiez que les personnes qui vous appellent pendant que vous êtes à table sont de vraies personnes payées à la minute et aux visites planifiées? Vous pensiez vraiment que les filles qui se trémoussent au rythme des pièces qui quittent votre compte bancaire étaient des vraies filles vivantes dont le métier consiste à attendre votre connexion et à se caresser à vos ordres ?
Eh bien, non. Ces gens-là sont morts. Ils sont en Enfer. Comme vous, ou moi, bientôt. Ne cherchez pas, vous n'y échapperez pas. Selon les critères, parfois très drôles, de damnations évoquées dans Damnés, je peux vous garantir que vous n'y échapperez pas.
Le dernier Palahniuk vous explique tout. Damnés/Damned. La traduction satanique est signée par Héloïse Esquié. La bande-son des Stones ou de Simple Minds. La photo de la couverture est signée Jethro Soudant. L'éditeur, c'est Sonatine.
Tout le reste, c'est du Palahniuk pur jus.
Ca débute comme ça :
"Satan, es-tu là ? C'est moi, Madison. Je viens juste d'arriver ici, en Enfer, mais ce n'est pas ma faute, à moins que je ne sois réellement morte d'une overdose de marijuana. Peut-être que je suis en Enfer parce que je suis grosse - une vraie truie. Si l'on peut aller en Enfer à cause d'un gros manque de confiance en soi, alors c'est pour ça que je suis là. J'aimerais mentir et te raconter que je n'ai que la peau sur les os, des cheveux blonds et des gros nichons. Mais, tu peux me croire, si je suis grosse, c'est pour une très bonne raison.
Pour commencer, permets-moi de me présenter."
Cette ritournelle "Satan, es-tu là ? C'est moi, Madison." ouvre tous les chapitres du livre et est une référence à un livre (un classique du roman adolescent, que je ne connaissais pas) : Are You There God? It's Me, Margaret de Judy Blume, paru en 1970. Ne vous laissez pas attendrir par le ton badin de Madison. Elle n'a que treize ans, c'est vrai. Elle est plutôt vilaine, c'est vrai. Elle est morte, c'est vrai. Mais pour le reste, méfiez-vous. Elle envoie du bois la Maddy. Elle bouffe du tyran au picnic. Elle dézingue le système. De l'intérieur.
Avec elle, vous allez visiter les Enfers. Vous croyiez connaître? Peut-être avez-vous lu Dante ou La Porte des Enfers de Gaudé. Moi j'ai pensé à un autre livre, tout aussi décapant. Le premier tome de la trilogie Jehovah de James Morrow, En remorquant Jehovah, où l'on a droit à une visite guidée du corps de Dieu... Parce que n'allez pas croire que les Enfers ne sont que flammes et tourments. Bon, vrai que les flammes alternent avec les tourments mais pas seulement.
Madison, à son arrivée en Enfer, fait la connaissance de ses voisins de cellule et de damnation...
... Amis des 80's, bienvenue ! En 85 est sorti le cultissime film de John Hughes, The Breakfast Club. Vous résumez le film ne lui rendrait pas justice mais, en gros, sachez que le film raconte la découverte mutuelle et les relations de cinq jeunes qui sont collés un samedi. Cinq adolescents différents face à leur jeunesse et à la veille d'affronter le monde adulte : un surdoué, une reine de promo, un délinquant, une détraquée et un athlète.**
On retrouve les mêmes personnages (je crois avoir reconnu également des dialogues et des situations sensiblement similaires) dans Damnés et c'est avec eux que nous allons visiter l'enfer selon Palahniuk... Ames sensibles, visez plutôt le Paradis si vous souhaitez éviter le "Grand Océan du sperme gâché" (l'occasion pour Palahniuk de remettre le couvert servi dans Snuff : " 'Depuis l'invention des cassettes VHS et d'Internet, cet océan monte à une vitesse record.' "), la "Mer des insectes", les rognures d'ongles, les foetus avortés, etc.
Le séjour de Maddy ne se résume pas à la présentation des diableries de Satan et ses avatars. Le démoniaque Palahniuk règle ses comptes. L'Enfer, souvenez-vous, c'est les autres. Et pour commencer : les parents. Et ceux de Maddy sont sévèrement (é)gratinés. Elle est réalisatrice et lui est producteur. Ils sont, rappelle Madison, "les anciens beatniks, les anciens hippies, les anciens rastas, les anciens anars". Ils adoptent des enfants du tiers monde qu'ils abandonnent ensuite en les envoyant dans des écoles. Ils arrivent à la cérémonie des oscars en voiture électrique mais utilisent un jet pour récupérer leur linge qu'ils font nettoyer en France. L'enfer, c'est Hollywood, la fabrication d'images, d'histoires, de leurres. Ils contrôlent et profitent de leurs dizaines d'appartements et maisons à travers le monde grâce à un écran.
"D'ailleurs, regarder la télé et surfer sur Internet sont d'excellents entraînements à la mort."
Les aventures de Maddy en Enfer (télémarketing, combats avec quelques démons de l'Histoire -Hitler, Gilles de Rais, etc) alternent avec ses souvenirs d'en-haut. Lesquelles sont les pires?
La quête de Maddy est simple : se faire une place et apprendre pourquoi elle est arrivée là.
Palahniuk fait du Palahniuk. C'est à la fois la bonne et la mauvaise nouvelle... selon le type de fans que vous êtes devenus en le lisant. Reste qu'il est capable de vous étonner, de vous agacer, de vous subjuguer et de vous faire marrer, comme dans ce passage hilarant où ses parents lui expliquent comment on fait les bébés :
"Je lève des yeux candides de chien de terrier sur mes parents. Des yeux largement ouverts, comme dans les dessins animés japonais.
' Quand un homme aime une femme très très fort...' commence mon père.
Ma mère attrape le sac de soirée sur le fauteuil à côté d'elle. Elle défait le fermoir et sort un petit flacon de pilules. 'tu veux un Xanax, Maddy?'
Je secoue la tête. Non.
[...]
'Donc, reprend mon père, quand un homme aime profondément une femme...
- Ou bien, ajoute ma mère, lui jetant un regard bref, quand un homme aime un homme ou qu'une femme aime une femme.'
Elle tripote son bout de ruban rouge gros grain.
Mon père hoche la tête. 'Ta mère a raison.' Il renchérit. 'Ou quand un homme aime deux femmes, ou trois femmes, en coulisses après un grand concert de rock.
- Ou quand tout un bloc de cellules de prisonniers de sexe masculin aime profondément un nouveau détenu...
- Ou quand un gang de motards qui traverse le sud-ouest des Etats-Unis pour livrer des méthamphétamines aime profondément une nana bourrée à moto...'
Oui, je sais que leur voiture les attend. La Prius. Devant le théâtre, le pauvre placier chargé de coordonner l'arrivée des vedettes est certainement en train de décaler leur heure d'accueil. Malgré tous ces facteurs de stress, je me contente de plisser mon front préadolescent, d'un air perplexe que mes parents botoxés ne peuvent que m'envier. Mon regard se fiche dans les yeux de ma mère, puis dans ceux de mon père; le Xanax les rend progressivement vitreux et vides.
Ma mère lève les yeux et regarde par-dessus son épaule pour rencontrer ceux de mon père.
Finalement, il dit : 'Oh, et puis merde.' Il fouille dans sa veste de smoking et tire un assistant personnel électronique, ou PDA, de la pochette intérieure. [...] A l'écran apparaît notre salle multimédia de Prague. [...] Il sélectionne un film. Une seconde plus tard, l'écran de l'ordinateur s'emplit d'un enchevêtrement de bras et de jambes, de testicules qui pendouillent et de seins en silicone gélatineux.
Oui, je suis peut-être vierge, vierge et morte, et je ne connais rien à la sexualité passé le flou artistique des métaphores de Barbara Cartland, mais je sais reconnaître un faux nichon quand j'en vois un.
Cinématographiquement, la réalisation est atroce. Ils sont entre deux et vingt. [...]
Ma mère sourit. Elle désigne l'écran du menton et dit : 'Tu comprends, Maddy? C'est de là que viennent les bébés.
- Et l'herpès, ajoute mon père."
Pour des moments comme ça, Chuck Palahniuk est un maître.
Alors soyez sages, sinon vous serez (con)damnés à regarder en boucle Le Patient anglais.
La fin de Damnés s'ouvre sur une suite. Doomed est sorti en 2013.
A suivre, donc.
Signé Stéphane
Ecouté lu par Tai Sammons et aidé, parfois, par l'excellente traduction réalisée par Héloïse Esquié*** qui remplace Claro aux manettes (je me demande d'ailleurs si Claro n'avait pas été initialement annoncé pour le poste)
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* Des Stones ou alors Don't you (forget about me) des Simple Minds pour accompagner Maddy et sa bande du "Breakfast Club des morts-vivants". Chuck Palahniuk décrit d'ailleurs Damned ainsi : "it's kind of like The Breakfast Club set in Hell."
** Ce qui est formidable avec les archétypes, c'est qu'ils traversent les époques. J'ai testé avec mes enfants, et trente ans après, ça fonctionne toujours!
*** Traductrice de Gillian Flynn, Evenson, Grossman, Danielewski, Patti Smith, Greil Marcus, Nick Toshes. Un intérêt certain pour la musique qu'elle cultive en dehors de ses traductions.