Voyage au bout de l'enfer, and back* : sur Les Neuf Cercles de RJ Ellory - une lecture critique de Stéphane
Que je sache, Ellory n'a participé à aucune guerre**. Et pourtant...
Ca débute comme ça :
"Quand la pluie arriva, elle rencontra le visage de la jeune fille."
En juillet 74, le corps d'une jeune fille est découvert, remontant de la vase noire d'une rivière. Le shérif John Gaines "un Louisianais de Lafayette qui était récemment, par hasard ou par défaut, devenu le shérif de Whytesburg, dans le comté de Breed, Mississippi, et qui était avant ça revenu vivant des neufs cercles de l'enfer qu'avait été la guerre du Vietnam" ne la reconnait pas, malgré l'excellente préservation du corps. Normal, la jeune fille en question est Nancy Denton. Elle a disparu en août 54. Cela parait incroyable, Nancy Denton est là, pratiquement inchangée.
Ce corps n'est pas le premier pour John Gaines. Il a "vu les neuf cercles de l'enfer" et en est revenu, vivant mais abîmé. Le Vietnam le réveille encore la nuit. Il en ramené des cauchemars qui le hantent même le jour, au détour d'une odeur. Ellory en fait des passages terribles. C'est sans doute l'un des grands talents d'Ellory, cette empathie qui lui permet de développer des personnages et des situations fortes.
Outre l'absence de décomposition, le corps de Nancy Danton a une autre particularité : son coeur a été remplacé par une boite en métal qui contient un petit serpent qui se mord la queue. La Louisiane et les pratiques vaudou ne sont pas loin... Rapidement, l'enquête s'oriente vers un autre vétéran, de la Seconde Guerre Mondiale, qui était le grand amour de Nancy en 54. Michael Webster est lui aussi un survivant abîmé de la guerre, un miraculé revenu secoué de l'enfer et que la disparition de Nancy avait fini de rendre désaxé.
Gaines découvre aussi la bande d'amis qui entourait Nancy le jour de sa disparition. Dans cette bande, trois membres de la famille Wade qui est restée très, très influente dans le coin...
"Qu'avaient-ils mis à jour? Qu'avaient-ils réellement déterré au bord de cette rivière? Gaines ne pouvait pas croire qu'il s'agissait simplement d'un cadavre d'adolescente préservé. Ils avaient ouvert une porte, une fenêtre, qui donnait sur un autre lieu, sur une autre réalité, et une puissance malveillante s'était engouffrée dans cette ouverture pour empoisonner l'air qu'ils respiraient. Ils étaient tous infectés. La ville était infectée. Et il n'y avait aucun moyen de revenir en arrière."
Ce corps vieux de vingt ans va être suivi une série de morts qui va frapper la ville de Whytesburg, habituellement si calme, dont une sans lien avec l'enquête mais avec l'enquêteur : la mère de Gaines.
"Il y avait des choses qui vous faisaient vieillir d'une décennie en un après-midi, peut-être pas physiquement, mais mentalement, émotionnellement, spirituellement.
Celles-ci en faisaient partie : trois morts en autant de jours."
Ellory apporte un tel soin à construire ses personnages que le shérif Gaines gagne en épaisseur très rapidement. Ses démons vietnamiens et les épisodes qui ont alimenté ces démons font partie des plus belles pages du roman. Superbe également, le passage sur la vie qu'a pu mener la mère de Nancy, dans l'attente et l'effroi, et le chagrin écrasant quand cette attente prend fin, quand l'espoir disparait avec le reste.
En dire davantage serait spolier le plaisir et je n'aime pas jouer les rabat-joie. Comme d'habitude chez Ellory c'est tellement bien plus qu'un roman policier, "un putain de mélodrame du Sud digne de Tennessee Williams", une enquête "shakespearienne", une histoire d'amour, de pouvoir, une tragédie familiale, un roman de la guerre - de toutes les guerres. Idéalement situé dans le Sud, avec l'ombre du KKK et de ses réseaux d'influence, sa justice simpliste et brutale, avec ses rituels ésotériques qui enveloppent tout de mystère, Les Neuf Cercles montre une nouvelle fois l'immense talent d'Ellory à raconter les drames humains face à l'horreur.
Lu en anglais et en français dans l'excellente traduction de Fabrice Pointeau, traducteur habituel d'Ellory, qui rend parfaitement la prose fluide du maître du roman noir anglais. Le passage de l'un à l'autre s'effectuait sans problème (pour tout dire, le poche de The Devil and the river était écrit si petit que je lisais en français le soir, pour éviter que mes yeux se décrochent...) C'est moche de vieillir.
Signé Stéphane
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* Le film de Michael Cimino, sorti en 78, sur le traumatisme du Vietnam. Ellory dit avoir lorgné du côté d'Apocalypse Now et de Angel Heart (pour les aspects plus éso du roman) - voirl l'entretien (en anglais) ICI.
** A part celle, très personnel, contre les éditeurs qui ont refusé, pendant des années ses manuscrits. Voir notre entretien avec RJ Ellory, ICI.