Chut! : sur Vous parler de ça de Laurie Halse Anderson - une lecture critique de Stéphane
Troisième titre* de la jeune maison **, après Dieu me déteste (ICI par Stéphane et LA par Pierre) et La Ballade d'Hester Day (ICI par Alex et LA par Stéphane), Vous parler de ça est une autre merveille.
Ca débute comme ça :
"BIENVENUE A MERRYWEATHER
C'est la rentrée ; mon premier jour au lycée. Je pars avec sept cahiers neufs, une jupe que je déteste et l'estomac noué."
Le roman est accompagné d'une bande signée John Green (l'auteur du superbe Nos étoiles contraires, écouté il y a quelques mois) et auréolé d'une paternité difficile à porter : Salinger. Ca pue le marketing, avouons-le. Salinger? Vous êtes sérieux? Et ces panneaux dans le métro parisien... Sérieux?***
Ouais. Ils le sont, sérieux. Et ne mentent pas. Ou peu. Et pour les panneaux dans le métro, eh bien ce grand roman mérite largement cette démesure. C'est à l'échelle.
Le roman se dévore, et vous dévorera peut-être. Comme avec Dieu me déteste, Vous parler de ça, c'est d'abord une voix. Ca tombe bien, le titre original est Speak. C'est la voix d'une adolescente qui a perdu la sienne. De voix. Et d'adolescence.
Enfin non, elle n'a pas perdu son adolescence mais son innocence. Elle a aussi perdu ses amies, sa réputation... Mais pas son humour ravageur...
"Si jamais je décide un jour d'arrêter l'école, je pourrai toujours faire carrière dans le mime."
... ni son sens de l'observation critique :
"Nos Spartiates de joueurs déboulent enfin dans le gymnase. Ceux-là mêmes qu'on punissait au collège parce qu'ils tabassaient leurs camarades sont maintenant adulés pour les mêmes motifs. Ca s'appelle le sport."
Le temps d'une année scolaire, au rythme des saisons et des bulletins de notes catastrophiques, le lecteur découvre Mélinda et ça.
Même si elle meurt d'envie de parler à son ancienne amie Rachel, elle a perdu sa langue un soir d'été, à cause de ça.. Et se méfie des conseils complaisants des psychologues de bazar. "Toutes les conneries qu'on entend à la télé sur l'importance de communiquer, d'exprimer ses sentiments, tout ça, c'est que du vent. Dans la vraie vie, tout le monde se fout de ce que vous avez à dire."
Comme le suggère le titre original, et sa traduction, la parole est au coeur du livre. Ce que Melinda dit ou ne dit pas. D'ailleurs, ce qu'on ne dit pas, peut-être que ça n'existe pas, finalement?
"On communique très peu dans ma famille et on n'a rien en commun ; mais ma mère se dit que si elle réussit à préparer un repas de Thanksgiving digne de ce nom, ça signifiera peut-être qu'on continuera à former une véritable famille une année de plus. [Kodack logic.]**** Le souci, c'est qu'il n'y a qu'à la télé que ce genre de trucs fonctionne."
Melinda cherche l'invisibilité. Elle rase les murs. Paria dans son lycée et dans sa vie, elle trouve régulièrement refuge dans un placard où sous un portrait de Maya Angelou, elle se construit une forteresse, à l'abri du monde. Deux voix contradictoires dictent sa vie. Oublier ça et continuer à vivre. Ou affronter ça. Ses tentatives dans ces deux voies sont semées d'embuches... "Si je les chasse toutes les deux de ma tête d'un bon coup de pied, que restera-t-il?"
Le roman revisite les incontournables de la vie du lycée (profs, cafétéria, cours, etc) avec beaucoup d'humour et de sensibilité. Au coeur de cette bataille permanente contre soi et les les autres Melinda est un personnage exceptionnel, bouleversante de fragilité et de rage contenue.
"De quel droit me punissent-ils sous prétexte que je ne parle pas? Ce n'est pas juste. Que savent-ils de moi? Que savent-ils de ce qui se passe dans ma tête? Le tonnerre, des gosses en pleurs, voilà ce qu'il y a. Pris dans une avalanche, tenaillés par l'inquiétude, se tortillant sous le poids du doute, de la culpabibilité. De la peur."
C'est ce mélange de rage, de méfiance, d'ironie mordante avec ce ton unique qui rapproche Melinda de Holden Caufield. C'est vrai.
Ce qui lui est arrivé et ce qui va se passer cette terrible année... non, je ne vous parlerai pas de ça.
Ecoutez la voix de Melinda, elle va vous remuer.
Signé Stéphane
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* D'après des sources proches de l'enquête, Vous parler de ça serait même le titre qui a décidé de la création de La Belle Colère... Si vous avez lu Dieu me déteste et La Ballade d'Hester Day, vous imaginez le chef d'oeuvre que peut être Vous parlez de ça... Vous imaginez presque.
** De gauche à droite, la all-star team de : Stephen Carrière (aka les éditions Anne Carrière), Virginie Migeotte (aka La Grande Fée des relations libraires et des livres magiques) et Dominique Bordes (aka Monsieur Toussaint Louverture)
*** Sorti en 1999 aux Etats Unis, le livre a connu un succès phénoménal et est aujourd'hui étudié dans les bahuts... belle revanche! Ca doit les changer de La Lettre écarlate d'Hawthorne joliment évoqué ici.
**** Dans le texte original. Félicitons au passage la traductrice Marie Chabin pour son excellent travail (elle a traduit Lennon et Carkeet pour les éditions Monsieur Toussaint Louverture.)