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SERENDIPITY

Cutters* : sur Price de Steve Tesich - une lecture critique de Stéphane

9 Novembre 2014, 10:26am

Publié par Seren Dipity

Il y a quelques semaines, pour donner un titre au papier de Gaëlig, ICI, j'avais - sans avoir lu ni le roman, ni le papier**- usé d'une pirouette : priceless, que l'on pourrait traduire par valeur inestimable***. Je ne savais pas, alors, à quel point  j'avais visé juste.

La dernière partie de ma lecture de Price a été un moment euphorique inoubliable. Il me restait 100 pages, j'étais en pause déjeuner, dans ma voiture. Café, clope, assise inclinée, un peu de vent, du soleil. Impec.  Et Steve Tesich m'a emporté comme rarement un livre le fait. 

Mais revenons au début.

Ca débute comme ça :

"Il s'appelait Presley Bivens. Il était d'Anderson, dans l'Indiana. Soixante-quinze kilos, tout sourire. "

Parce qu'il faut le dire : si les dernières cent pages du livre vous transportent dans un état béat, Price - Summer crossing en vo**** - vous saisit immédiatement. Et ne vous lâche pas.

L'incipit n'introduit pas le héros, seulement son adversaire. Le premier chapitre est une défaite. Alors que le narrateur semblait mener, cette finale du combat de lutte, il perd. Daniel Price n'avait qu'à maintenir la position et il l'emportait aux points. Le sourire de Presley Bivens a causé sa chute.

"Je me demandais si seuls les vaincus voyaient le bon côté des choses. Tout au fond de mon cerveau palpitait l'image de mon père. Je pouvais, même absorbé par d'autres réflexions, penser à lui. Il constituait une sorte de filtre qui se superposait à mon regard et mes pensées pour me faire voir le monde à travers ses yeux."

Point de repère, point de fuite, la figure du père constitue pour Daniel le dernier rempart avant la liberté. Daniel Price va être diplomé. Fini l'école, la vie va commencer. Ses parents ont pesé sur son adolescence. Et maintenant qu'ils sont arrivés à un stade où ils ne se parlent plus que pour se mépriser, les parents de Daniel se "disputent encore son âme"

Daniel Price sort donc de l'enfance par une chute. Comment va-t-il entrer dans le monde des adultes? Comment entre-t-on dans l'âge adulte?  

C'est la question que se posent Daniel et ses deux amis, Larry Misiora et Billy Freund. "C'était bientôt la fin du lycée, et nous ne savions pas quoi faire de nos vies sinon nous cramponner les uns aux autres." L'avenir à East Chicago, au début des années 60, c'est l'usine de pétrole qui domine la ville. 

Vous connaissez la seule alternative, la seule réponse à la question : qu'est-ce qu'on nous a laissé? "On n'a plus qu'à être amoureux comme des cons! Et ça c'est pire que tout!"*****

Dans Price :

"Rien de tel que l'amour" répète Madame Dewey, personnage intermédiaire entre les garçons et les adultes, avec sa vingtaine finissante. Un des nombreux personnages secondaires de Price, qui se révèle être un personnage riche et fascinant et qui pose cette question terrible et terriblement juste :

"Jusqu'à quel âge on a encore toute sa vie devant soi? Où est la limite?"

Voir l'ancienne gloire du lycée, sportif émérite à qui l'avenir semblait radieux, devenu ballayeur à l'hôpital de Chicago, laisse entendre que le temps est compté et que l'avenir est précaire.

Le destin s'en mêle. Le soir de la défaite liminale, Daniel Price, passe, en rentrant, devant une maison à vendre qui acceuille ses nouveaux propriétaires... Une jeune fille vient d'arriver. Rachel.

Et si la vie, et si l'avenir, c'était elle?

Revenons au passage avec Madame Dewey :

"Rien de tel que l'amour, aimait-elle répéter, rien de tel, moi je vous le dis.

Je m'éloignai, aspirant à un bonheur ou une tragédie qui m'appartiendraient. Qui ne seraient qu'à moi."

C'est ce que cherche Daniel Price, un bonheur ou une tragédie qui lui appartiendraient. Cet été-là, cette traversée de cet été-là ( Summer crossing ), il vivra bien plus.

Roman d'apprentissage, bildungsroman, peu importe le nom qu'on donne à ce genre de livre... Chef-d'oeuvre, ça, c'est sûr. Palpitant, profond, lumineux, touchant, juste. Quelques dix jours après l'avoir terminé et en écrivant ce papier, je n'ai qu'une envie -vraiment- c'est le relire (le livre est apparemment difficile à trouver en anglais... mais je n'ai pas dit mon dernier mot.)

Arrivé à ce stade, soit le roman vous fait envie, soit toute cette étape fondatrice de votre vie (et le traitement magnifique qu'en fait Tesich) est déjà tellement loin de vous que cela ne vous interpelle plus (pauvre de vous!)

Utiliser toutes les passages que j'ai marqués dans ce chef d'oeuvre reviendrait à faire une liste illustrant, de manière bien vaine, le talent de Steve Tesich, ses minutieuses percées de l'âme humaine, ses fulgurantes trouvailles stylistiques et narratives, son sens des rapports humains, son empathie, son art du dialogue. Bref, son immense talent.

Alors, non, ces notes, je les garde pour moi. Le livre est pour vous. Trouvez-y vos notes. 

Signé Stéphane

PS : si cela n'est pas encore clair : Price est tout simplement l'un des meilleurs livres que j'ai lus. Pas seulement cette année.

___________________

* Expression tirée du film Breaking away/La Bande des quatre pour lequel Steve Tesich a remporté l'Oscar du meilleur scénario. Cutters : c'est ainsi que les étudiants huppés de la fac appellent Dave et ses copains, pour se foutre de leur gueules,  "coupeurs de cailloux". Malgré le changement de décor (et d'industrie), ce sentiment d'infériorité social et son déterminisme pèsent également dans Price. Sorti en 79 le film a eu un beau succès et contient des détails repris dans Price : les amis-pour-la-vie à l'aube de leurs vies d'adultes, l'amour, les regrets de certains choix. Le film est très drôle et très touchant à la fois.

The Cutters est aussi, je l'ai appris quelques jours après avoir choisi l'expression comme titre de ce papier, le titre sous lequel Tesich travaillait au scénario de Breaking away.

** Je n'aime pas que ma lecture soit court-circuitée par une autre, même d'une jolie fille intelligente comme Gaëlig... Ma courtoisie a des limites.

*** A propos de cette idée de prix/valeur, peut-être connaissez-vous la petite histoire sur Jean Genet. Arrêté pour le vol d'une édition originale des Fleurs du Mal, Genet fut traduit en justice. Le juge, qui voulait sans doute insister sur la nature grave du vol (à l'époque, on ne rigolait pas avec le vol de livres), demanda à Genet s'il connaissait le prix du livre. A quoi Jena Genet répondit, qu'il ne connaissait pas le prix mais qu'il en appréciait la valeur...

**** Le titre anglais évoque évidemment une cosmogonie mythique et intime, un rapport entre espace/temps et mythe personnel fondateur. La traduction, Price, est le premier panneau du diptyque Tesich : si Karoo était le roman de la fin, Price est le roman des origines, des commencements.  Rappelons que la première publication de Summer Crossing en français, aux éditions Presses de la Renaissance, avait pour titre Rencontre d'été. La couverture, 30 ans après, pique encore les yeux et n'est pas sans évoquer Summer nights, la chanson et les images qui l'accompagnent au début de Grease...

Merci donc aux éditions Monsieur Toussaint Louverture pour cette redécouverte fabuleuse. Et cette nouvelle couverture...

***** Un monde sans pitié, d'Eric Rochant, 1989.

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