What's in a name? : sur Lexicon de Max Barry - une lecture critique de Stéphane
Vous connaissez peut-être la phrase de Shakespeare :
"What's in a name? That which we call a rose,
By any other name would smell as sweet."*
En linguistique ça illustre la contingence des noms. Et cela peut aussi montrer la puissance évocatrice des mots. Lexicon met justement en scène une organisation qui utilise le pouvoir des mots pour manipuler les gens. Et des poètes.
Ca débute comme ça :
" _ Il reprend connaissance.
_ Leurs yeux réagissent toujours comme ça.
Le monde était flou. Wil sentait une pression dans son oeil droit."
Dans l'aéroport de Portland, Wil est retenu par deux hommes. Il a une aiguille plantée dans l'oeil. Ils lui posent des questions qui n'ont aucun sens, veulent des informations qu'il ne possède pas. Ou plus. Ils utilisent des mots incompréhensibles. Ils évoquent des personnes qui les pourchassent: Brontë, Woolf.
Des meurtres sont commis.
Le chapitre 2 introduit Emily, experte au bonneteau dans les rues de San Francisco. Elle est abordée par un homme en noir qui prétend faire des sondages de rues. Elle perd. Elle est punie par son proxo d'arnaque. Après une nuit dehors, elle retrouve l'homme en noir. Il va lui proposer d'intégrer une école particulière où ses talents naturels ("convaincante et intransigeante") vont être développés. Elle accepte.
Deux récits. Deux voix pour le livre audio : Heather Corrigan et Zach Appelman.
La formation d'Emily : elle découvre cet étrange organisation qui étudie la psychologie, la lingusitique et d'autres sciences entre les deux afin de développer leur pouvoir de manipulation. Avec un peu de chance et de discipline, elle pourra devenir une Poète, forme ultime de cet art de la manipulation. Quelques questions leur suffisent pour vous situer sur une liste de types de personnalités et savoir quels mots vont vous faire basculer.
Wil découvre lui que son ravisseur veut en réalité le sauver. Il s'appelle Eliot. On l'appelle Tom.. Il lui explique ce que font les Poètes et leur "langage vaudou". Il lui parle de Broken Hill, en Australie, où trois mille personnes sont mortes. Tués par un mot.
Un mot? Un lexème, pour être exact. Un "bareword" dans la version originale. Le lexème renvoie à la linguistique (voir wiki, ICI), "bareword" au langage informatique (voir ICI).
Cinquième roman de Max Barry**, Lexicon est un thriller intelligent à la construction habile. La course effrénée de Wil et Eliot pour sauver leurs peaux est aussi haletante que le récit de la formation d'Emily, et les deux récits, avec cette alternance et ces flash-backs que Max Barry maîtrise à merveille, fonctionnent parfaitement.
Un roman original et inquiétant, comportant des scènes saisissantes (la fin de Broken Hill en particulier.)
"_ Je ne comprends toujours pas comment il peut s'agir d'un mot. Les mots ne tuent pas les gens.
_ Bien sûr que si. Les mots tuent les gens tout le temps. (Il lutta avec le levier de vitesse.) Bon, d'accord, celui-ci le fait de manière un peu plus directe.
_ Qu'est-ce qui le rend spécial?
_ Eh bien, c'est difficile à expliquer sans faire référence à de la linguistique et de la neurochimie très avancée.
_ Donnez-moi une analogie.
_ Imagine un arbre dans un parc. Un arbre que tu veux abattre, pour une raison ou une autre. Tu téléphones à la mairie et tu demandes quel numéro contacter et quel formulaire remplir. Ta demande est étudiée par un comité, qui décide si elle est valable, et, s'ils l'approuvent, ils envoient un type abattre l'arbre. Ca, c'est le processus de décision normal du cerveau. Mon job, ce que tu appelles 'langage vaudou', c'est de corrompre le comité. C'est le même processus, sauf que je neutralise les parties susceptibles de dire non. Tu me suis?
_ Oui.
_ Très bien. Ce qui se trouve à Broken Hill est un lexème. Si on garde cette analogie, un lexème, c'est moi qui sors ma tronçonneuse pour abattre l'arbre."
Un roman policier vraiment étonnant et particulier, pour les amateurs d'univers singuliers.
Signé Stéphane
Belle traduction de Marianne Feraud, belle couv des éditions Delpierre.
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* Romeo & Juliet, Act II, scene II. Cette phrase célèbre, on la rencontre ici et là... comme dans le dernier Craig Johnson. D'ailleurs, le tome 11 de la série des aventures de Walt a pour titre Any other name.
** Le premier Soda & Cie a été traduit chez Lattès en 2000, le second Jennifer Gouvernement chez Calmann Levy en 2004 et les deux suivants restent inédits en français (Company et Machine Man)