Au pays de Claro (la traduction comme si vous y étiez) : sur Le Clavier cannibale - une lecture critique de Stéphane
Combien de livres étrangers, et donc traduits, lisez vous par an? Combien de traducteurs connaissez vous?
J'espère qu'à la première question vous répondrez : beaucoup (la littérature française est souvent d'une tristesse et d'un nombrilisme effarant - voir ci-dessous, ce qu'en dit Claro)
Je redoute qu'à la seconde question vous répondrez : peu, ou, plus certainement, aucun.
Est-ce vraiment grave?
On peut se le demander.
C'est vrai.
Et pourtant... Si vous voulez énerver un traducteur, dites lui que le traducteur on s'en fout, d'ailleurs on ne le connaît pas (raison pour s'en foutre, donc) et de toutes manières, c'est pas lui qui a fait le plus gros du boulot.
C'est pas faux.
C'est juste inexact.
Si vraiment la traduction n'était pas primordiale, pourquoi donc, retraduirait-on certains livres? Pourquoi une nouvelle version de Lolita, de Don Quichotte, de Ulysse, et, plus récemment, de Moisson Rouge, de Berlin Alexanderplatz par exemple? Certains cyniques diront que nos amis les éditeurs adorent les remises à l'office (à la vente donc) mais là, non, franchement je ne crois pas.
Par ex dans le cas de Lolita la question n'est pas : pourquoi retraduire Lolita 42 ans après une première traduction (1959-2001) mais pourquoi avoir attendu 42 ans... Et moi je dis ça... je m'en fous, à la vérité : c'est une de mes petites fiertés et de mes joies de lecteur d'avoir lu Lolita (dois-je l'avouer mesieurs le Juge et le Curé, plusieurs fois...) en anglais, avec en prime, un guide de choix en la personne de Pierre Gault alors professeur de littérature américaine à l'université de Tours : un éblouissement intellectuel permanent.
MERCI M. Gault pour ces riches heures.
La petite histoire veut que Couturier (le re-traducteur de Nabokov -comme on dit récidiviste) n'avait pas eu la bénédiction des hautes autorités pour donner un cours sur Lolita à la Sorbonne (c'était au siècle précédent, rassurez vous!) ce fut Piere Gault, à Tours donc, qui avait récupéré le bébé (si j'ose dire en parlant de Lolita) pour être l'un des premiers à l'enseigner en France. La classe.
Bref.
Pierre Gault a été le prof qui m'a le plus marqué. Et figurez vous qu'il a été également traducteur, officiellement, au moins une fois : William Gass, Au coeur du coeur de ce pays (Rivages, 1989). Tiens, c'est marrant, le traducteur du dernier Gass (Le Tunnel) s'appelle Claro.
Retour à la traduction donc et entrée en scène du phénomène Claro. L'art de la transition est un métier, m'sieurs dames! J'ai eu peur qu'on s'égare vraiment cette fois-ci!
Claro donc. Je cite la quatrième de couv' : "est l'auteur d'une dizaine de fictions et d'une centaine de traductions (Pynchon, Vollmann, Danielewski, Gass...). Il co-dirige par ailleurs la collection LOT 49 au Cherche-Midi."
Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Claro
Je vais être honnête : soit vous partez en courant, soit vous jetez un pavé dans la vitrine de la librairie qui affiche ce livre en devanture pour piquer l'ouvrage (je suis prêt à parier qu'aucune librairie en France n'a collé ce livre en vitrine...-je ne risque donc pas grand chose)
Voici le monstre :
Avouez que ça a de la gueule, non?
Moi je trouve.
Le Clavier Cannibale est publié aux éditions Inculte.
Claro est un boulimique qui semble écrire et traduire comme nous lisons. Plus vite même qu'un lecteur moyen. D'où ce titre peut être, clavier cannibale. Autre possibilité : le cannibale c'est celui qui mange ces semblables, et un clavier qui mange ces semblables, ça donne quoi d'après vous? Quelque chose comme un traducteur boulimique mais raffiné (rappelez vous comme Hannibal Lecter, être exquis et raffiné s'il en est, semble apprécier la chair des humains). Car Claro nous le dit : méfiez vous du traducteur. Quand un texte entre dans une oreille, il ne sort pas immédiatement par l'autre oreille : entre-temps, l'oeuvre est mâchée, remâchée, digérée, vomie parfois.
Et un clavier cannibale qui vomit...
Bref.
Claro est écrivain aussi, et cela se sent beaucoup. C'est ce que j'aime ici, comme chez Roland Barthes, l'écrivain, le romancier qui se cache, toujours prêt à bondir -et qui bondit, avec fulgurance et précision; avec une phrase uppercut qui vient vous réveiller.
Il faut lire par ex l'article L'obscène (émoi) et un passage terrible qui commence ainsi : " Mais je sens bien que l'argument scientitifque ne peut suffire à convaincre la majorité des fiottes sceptiques qui en sont encore à pilonner leur connasse comme on récure les wc débordant de chiasse de la vertu. Rien ne vaut la bonne expérience. La voici - et je ne dis ici que la vérité qu'enfant il me fut donné de vivre à mes couilles défendantes."
Le receuil recèle bien des surprises : des articles sur la traduction bien sûr (son rôle, son idéal, ses déceptions), sur la littérature américaine (en particulier ceux que Claro a traduit -quel meilleur lecteur d'une oeuvre peut-on rêver?- Pynchon, Vollman, Danielewsky, Gass), sur (la vacuité et la vanité de) la littérature française, sur le monde de l'édition (et quelques idées qui devraient inspirer les frenchies)
Bref. Ce type est passionné et passionnant.
Signé Stéphane.