RENTREE LITTERAIRE 2009 (sur Yannick Haenel, Jan Karski, et Dave Eggers, Le grand quoi)
Les romans de Yannick Haenel et Dave Eggers ont beaucoup de similitudes. Evidemment un jeu paranomastique dont j'aime me servir depuis toujours serait tentant :
héros/héraut. Mais faut avouer que tout jeu devient difficile après la lecture de ces deux romans. Même -et surtout- un jeu sur le langage. Car, ici, tout est langage. Le langage c'est la
VIE.
Le roman de Yannick Haenel, Jan Karski, est comme nous l'a dit Gaélig composé de trois parties, voir son post http://seren.dipity.over-blog.fr/article-35317464.html . Il est largement écrit à partir des témoignages de Jan Karski lui-même. Son
entretien pour Shoah et son propre livre, Mon Témoignage devant le monde : Histoire d'un État secret (épuisé) . Yannick Haenel travaille donc sur ces documents. Mais son roman
n'est pas un palimpseste : il ne remplace pas, il ne superpose pas une épaisseur de texte aux autres. Il se veut l'écho : comme Karski lui-même se voulait l'écho des voix du ghetto. C'est l'une
des forces du roman de Haenel : il y a toujours, en transparence, la voix de Karski. Plus qu'en transparence d'ailleurs, elle est partout. Et plus on avance dans la lecture, plus cette
omniprésence rend hommage au drame de Karski.
Car c'est le drame de la vie de Karski : il est le porteur d'un message qui, sans effet, ne semble avoir jamais été transmis et il est condamné à le porter toute sa vie. Au soir de sa vie, le
message le hante encore, et le condamne à être éveillé une grande partie de la nuit.
Le roman de Haenel est d'une force et d'une limpidité incroyable. La voix de Karski hante littéralement le livre, comme les voix de tous les juifs et civils du ghetto de Varsovie hantent
Karski.
"Après tout, écouter chaque nuit la voix des morts est une façon de les faire revivre."
"Car avec la parole, le temps revient. J'ai parlé, on ne m'a pas écouté; je continue à parler, et peut-être m'écouterez-vous : peut-être entendrez-vous ce qu'il y a dans mes paroles, et qui vient
de plus loin que ma voix; peut-être que dans ce message qu'on m'a transmis il y a plus de cinquante ans, quelque chose résiste au temps, et même à l'extermination; peut-être, à l'intérieur de ce
message, y a-t-il un autre message."
"Si un livre ne modifie pas le cours de l'Histoire, est-ce vraiment un livre?" se demande Karski après la publication et le succès de son livre : je n'ai pas lu le livre de Karski. Mais j'ai
lu le livre de Haenel. Et j'ai entendu la voix, toutes les voix de Karski. Et s'il ne change pas le cours de l'Histoire, il vous change, vous réceptionnaire de ces voix.
Nous sommes trois ici à voter pour le livre comme une des lectures vraiment incontournables de l'automne.
Le roman de Dave Eggers est lui aussi tiré du récit d'un témoin de l'histoire. Le titre complet est Le grand Quoi, Autobiographie de Valentino Achak Deng, Ed Gallimard - What is the
What?, traduction de Samuel Todd. Ce Voyage au bout de la nuit soudanaise est une longue épopée. Comme le Voyage de Céline il utilise le genre picaresque : Valentino Deng a traversé
le Soudan d'ouest en est pour se rendre en Ethiopie; il était l'un des Lost Boys du désert : des semaines de marche au milieu d'une guerre civile où l'horreur est omniprésente; il a perdu sa
famille, ses amis, son village, son pays, son innocence. Et il avance. Il marche dans la nuit. Si le terme n'existait pas déjà, marque-déposée-par-Cyrulnik, il faudrait mettre le nom de Valentino
pour illustrer la résilience :
Son arrivée aux Etats-Unis était prévue le 11 septembre 2001...
Comme Karski avant la chute, Valentino ressent un besoin urgent de parler, de dire. A tous ceux qu'il croise aux Etats-Unis, il raconte l'horreur, la réalité.
Et comme Karski, il est hanté par les voix des garçons morts du Soudan.
"Nous ne voulions pas que, une fois disparu, sa voix continue de nous hanter."
Mais il a vu, alors il faut le dire. Même si personne n'écoute, il faut TEMOIGNER.
"Entendez-moi, voisins chrétiens! Entendez votre frère bâillonné juste au-dessus de vous !
Toujours rien. Personne ne réagit. Personne n'est à l'écoute du raffut. Trop improbable.
Personne ne tend l'oreille pour un type comme moi."
*******************
Karski et Valentino nous parlent, écoutons-les.
Un autre entretien de Yannick Haenel :
http://www.youtube.com/watch?v=LBodJUL3C0c
Voici le témoignage de Jan Karski dans Shoah :
http://www.youtube.com/watch?v=xcWdkezrTUI
Voici une des interventions de Valentino :
http://www.youtube.com/watch?v=2V7MeewG_MU&feature=related
Signé Stéphane.