All things must pass* : sur Le Sermon sur la Chute de Rome de Jérôme Ferrari - une lecture critique de Stéphane
Depuis le choc Un Dieu, un Animal lu fin 2008, Jérôme Ferrari est l'écrivain français contemporain dont je ne veux rien râter. Lui, ne râte rien - c'est donc la moindre des choses. C'est un artisan qui peaufine son oeuvre. En 2009, il avait gentiment accepté de répondre à quelques questions, lisez ICI.
Son nouveau roman, Le Sermon sur la Chute de Rome sort le 22 août et fait parti de la très belle rentrée des éditions Actes Sud.
Le roman s'ouvre sur une photo de famille :
" Comme témoignage des origines - comme témoignage de la fin, il y aurait donc cette photo, prise pendant l'été 1918, que Marcel Antonetti s'est obstiné à regarder en vain toute sa vie pour y déchiffrer l'énigme de l'absence." (lire la suite, sur le site des éditions Actes Sud : ICI)
Le monde est mort - ou plutôt, un monde est mort. Jérôme Ferrari explore le vide, l'éphémèrité de nos vies, de ce que nous croyons batir, pauvres démiurges minuscules et dérisoires. Dans une langue splendide et exigeante, parfois dense, au rythme de ces phrases longues où tout semble possible, où les scènes, les événements - la vie - se font et se défont; où le rythme hypnotique des phrases semble refléter l'illusion de la temporalité, de la durée. Elles marquent donc la vie et le temps qui passent. Et trépassent.
"Mais nous savons ceci : pour qu'un monde nouveau surgisse, il faut d'abord que meure un monde ancien. Et nous savons aussi que l'intervalle qui les sépare peut être infiniment court ou au contraire si long que les hommes doivent apprendre pendant des dizaines d'années à vivre dans la désolation pour découvrir immanquablement qu'ils en sont incapables et qu'au bout du compte, ils n'ont pas vécu."
Marcel Antonetti, l'un des deux absents de la photo, va traverser ce siècle qui commence en 1918, dans l'absence et l'horreur, refusant obstinément de mourir, lui qui est né des chairs déjà mortes de son père et celles vieillies de sa mère. "Mais il restait vivant car les puissances qui le harcelaient étaient celles de la vie, non de la mort, une vie primitive et bornée qui engendrait indifféremment les fleurs, les parasites et la vermine, une vie suintante de sécrétions organiques et la pensée elle-même suintait du cerveau humain comme d'une plaie qui suppure, il n'y avait pas d'âme mais seulement des fluides régis par la loi d'une mécanique complexe, féconde, insensée, les concrétions jaunâtres de la bile calcifiée, la gelée rose des caillots dans les artères, la sueur, les remords, les sanglots et la bave."
On suivra Marcel Antonetti dans ce siècle, jusqu'en Afrique (on ne peut éviter de penser qu'il rampe sur les traces de Bardamu, dans le folie de Kurtz), jusqu'au deuil, jusqu'à la fin. De ce monde qui s'affaisse, de cet empire qui s'écroule, Jérôme Ferrari ramasse les miettes :
"Jeanne-Marie lui écrivit que Jacques grandissait et pensait beaucoup à lui, elle était sans nouvelles d'André Degorce après la chute de Diên Bien Phu mais elle avait confiance parce que Dieu n'aurait pas la cruauté de lui enlever deux fois son époux, l'Empire s'effondrait lentement, Jeanne-Marie écrivait, le Viêt-minh a libéré André, je suis si heureuse, Jacques pense à toi et t'embrasse, il grandit si vite, André va bientôt partir pour l'Algérie, et Marcel enviait la vie aventureuse de son beau-frère qui contrastait si douloureusement avec le vide de la sienne, il ne voyait pas l'Empire s'effondrer, il n'entendait même pas les craquements sourds de ses fondements ébranlés car il était tout entier concentré sur l'effondrement de son propre corps que l'Afrique contaminait lentement de sa pourriture vivace, il regardait la tombe de sa femme sur laquelle poussaient des plantes qu'il tranchait à grands coups de machette rageurs, et il savait qu'il la rejoindrait bientôt car le démon de son ulcère, nourri d'humidité torride, le torturait avec une vigueur inégalée comme si son intuition démoniaque lui permettait de sentir qu'à l'extérieur, dans la moiteur de l'air corrompu, des alliés sans nom se tenaient à l'affût pour l'aider à parachever sa lente entreprise de démolition et Marcel gardait les yeux grands ouverts sur la nuit, il entendait le cri des proies, [...page 140-141**]"
Mais Marcel Antonetti ne constitue pas, seul, le roman : l'ouverture l'indique assez, c'est un roman familial. Les lecteurs de Là où j'ai laissé mon âme auront remarqué qu'André Degorce apparaissait ici, étoile filante qui tisse un lien avec une autre réalité, une autre - ou plutôt d'autres - guerre(s). Au centre de ce monde mouvant, la Corse et un bar, qui change plusieurs fois de propriétaires, périclite et renait pour finir aux mains de deux jeunes garçons, dont le petit fils de Marcel Antonetti. On suit également Aurélie, autre descendante, qui part en Afrique sur les traces de Saint Augustin : "Il est illusoire de croire qu'on peut choisir son sol natal. Aurélie n'avait pas de liens avec ce pays, si ce n'était le sang que son grand-père André Degorce y avait fait couler et les reliques introuvables d'un vieil évêque mort des siècles auparavant." Mais on le sait, tout est voué à l'échec et à la mort : alors la tragédie n'a plus qu'à se dérouler, sous nos yeux, ébahis :
"La nuit de la fin du monde était calme. Nul cavalier vandale. Nul guerrier wisigoth. Nulle vierge égorgée dans les demeures en flammes. Libero faisait la caisse, le pistolet posé sur le comptoir. Peut-être songeait-il avec nostalgie à ses années d'études, aux textes qu'il aurait voulu brûler sur l'autel de la stupidité du monde et dont les échos lui parvenaient pourtant encore.
Car Dieu n'a fait pour toi qu'un monde périssable, et tu es toi-même promis à la mort."
Il y a de nombreux prix pour récompenser les 646 romans de cette rentrée. Jérôme Ferrari en mérite largement plus d'un. Qu'il en soit récompensé, ou non, ne changera rien à la puissance narrative de cet auteur.
INCONTOURNABLE.
Signé Stéphane
Sur la Chute de Rome et la "réponse" d'Augustin, lisez cet article, très intéressant :
http://www.assomption.org/Ressources/ItinerairesAugustiniens/IA32/Dauzet.htm
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* le jeu continue. Ici, pas les Beatles mais Harrison en solo (encore que, techniquement, la chanson date de l'ère Beatles (69)... mais on ne va pas chipoter, hein) - d'ailleurs, j'aurais pu prendre le titre phare de l'album All things must pass, My Sweet Lord, en hommage à Saint Augustin.
Pari réussi ici, donc. Je dois avouer que d'autres articles de la rentrée avaient déjà un titre qui me plaisait bien. Nous verrons!
** Que Jérôme Ferrari me pardonne de ne pas citer entièrement la phrase.