Du polar? Pas si sûr! : sur Un pied au paradis de Ron Rash et Personne Bouge de Denis Johnson - une lecture critique de Stéphane
C'est un premier roman mais l'auteur est déjà poète et nouvelliste (deux genres qui obligent à peser les mots), ça promet. Et ça tient ses promesses.
Ron Rash, Un pied au paradis, éditions du Masque (One foot in Eden (2002), traduit par Isabelle Reinharez) Il a écrit depuis trois autres romans qui devraient suivre.
Années 50 en Oconee, sud des Appalaches - ploucland. Une sale brute, qui a fait la guerre de Corée et qui en est revenu décoré, disparait. Son pick-up n'a pas bougé. Il est là, quelque part.
Et voilà. C'est tout.
Et avec ça, Ron Rash réussit à nous prendre et nous emmener loin. Composé de cinq parties (le shérif, le mari, la femme, le fils et l'adjoint), le roman est magnifique gràce à cette succession de points de vue (l'histoire se découvre au gré du temps qui passe et des visions de chaque personnage), elle est sublimée par la langue poétique de Ron Rash, et elle se précipite avec la fin du monde en Oconee : la vallée doit être transformée en lac artificiel.
Ron Rash revendique l'étiquette écrivain du sud. Alors, évidemment, la disparition de terres ancestrales n'est pas anodine. Et l'intrigue policière n'est pas la priorité ici.
Un rapide coup d'oeil sur internet nous apprend que l'innondation de la vallée de Jocassee et les traces du passé sur notre présent font parti des thèmes récurents du bonhomme. On a tout ça ici. Peut-être que le lecteur lambda de polars n'y trouvera pas son compte de suspense insoutenable ou de fusillades ou de poursuites ou de fausses pistes, mais il gagnera sans doute au change. Une atmosphère, des personnages forts, une empathie tendre et sincère pour ces gens simples- ça ne se construit pas à coup de 357 magnum (no offense meant, Dirty Harry!)
C'est sûr, je vais surveiller les prochaines publications de ce Ron Rash. Et vous feriez bien d'en faire autant.
Un an après Arbre de fumée, Denis Johnson publie, toujours chez Bourgois, Personne Bouge (Nobody Moves, traduit par Brice Mathieussent, encore lui).
Un roman noir mais avec une nuance de noir qui se situerait entre le noir pulp de Tarentino et le gris de Howards Hawks. Voyez la pin-up en couverture... Mais n'allez pas espérer un Bogart à l'intérieur : Jimmy Luntz est un loser.
"[...] serais-tu un loser?
_ Pas quand j'ai de la chance.
_ Quand est-ce qu'un type comme toi a jamais eu de la chance?"
Jimmy Luntz doit du pognon à une personne assez impatiente. Au mieux, il règle ses dettes. Au pire il liquide l'homme de main venu réclamer l'argent et disparait. Mais Jimmy ne fait que blesser le mangeur d'hommes (et c'est pas une image...c'est une légende) A partir de là, c'est une course poursuite qui s'engage :
"Toi, tu es un rapide.
- Ces temps-ci, c'est la vie qui est rapide."
Denis Johnson n'oublie pas les femmes, Anita et Mary, qui viennent pimenter le roman en soulageant les hommes (souvent, de leur argent, mais pas toujours)
A l'ouest, rien de nouveau?!?
Oh que si, le goût du récit bien mené, beaucoup d'humour, et du dialogue bien ficelé :
" "Si je meurs, tu meurs aussi. Allez, ça fait un bail que j'attends une bonne raison de bousiller cette jag de merde. J'ai envie d'une Lexus."
En pensant "Quelle bonne réplique, ce Juarez est vraiment un type cool", Luntz lui explosa la tête."
Un excellent moment de lecture garanti, les amis.
(Ca me rappelle le roman Noir de Robert Coover sorti l'an dernier au Seuil, qui lui revisitait carrément (déconstrusait dirait Barthes) le roman noir comme genre.)
Comme quoi, on peut faire un bon polar aussi avec un 357 magnum (way cool, Harry!)
Signé Stéphane
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Initialement prévu séparées, ces petits textes avaient pour titre : Bienvenu chez les ploucs et Une sacrée paire de roubignolles.
Faut avouer que les roubignolles n'étaient compréhensibles qu'après lecture du Johnson. Mais j'adore ce mot. Voilà à quoi vous avez presque échappé...