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SERENDIPITY

One hell of a character* 1 : sur Shibumi de Trevanian - une lecture critique de Stéphane

13 Novembre 2011, 22:19pm

Publié par Seren Dipity

Après une période de lectures plutôt dans le rayon BD, fallait que je revienne au roman... Pensez donc, tout de même, toute cette rentrée littéraire! Tous ces livres que je n'ai pas encore lus...

Qu'est-ce qu'un livre qu'on ne lit pas, demandait Blanchot?

Bref.

Pour être franc, j'avais essuyé quelques sales déceptions dans mes lectures de l'automne romanesque 2011. D'où ce détour par la BD. Pour revenir à l'écrit pur, j'avoue, j'ai encore biaisé. J'ai contourné la rentrée pour remonter le temps : un roman de 1979 que j'avais depuis 3 ans à la maison. Un de ces romans que l'on dit "cultes". trevanian_shibumi_gallmeister_2.jpg

Shibumi de Trevanian, nouvelle traduction révisée d'Anne Damour, (re)publié en 2008 chez Gallmeister (comme La Sanction et L'Expert, et le récent Incident à Twenty-Mile)

Pourquoi maintenant? J'ai une très, très bonne raison : dans quelques jours paraîtra  Satori de Don Winslow dont j'avais véritablement adoré Savages (ICI).

Satori, sous titré une histoire d'espionnage inspirée de Shibumi, le roman culte de Trevanian. Une suite ? Pas tout à fait puisque Winslow reprend le personnage de Nicholaï Hel*  plus de vingt ans avant les événements de Shibumi.

Mais on reparlera de Satori le moment venu (c'est à dire après lecture) - revenons à Shibumi.

Le roman de Trevanian reprend les phases d'un jeu de Go**, jeu pour lequel NicholaïHel semble avoir une prédisposition qu'il va améliorer auprès d'un maîtrependant de longues années - un maître qui "s'exprime souvent en termes de Go. Toute la vie, pour lui, est un paradigme du Go." Cette construction est intitulé Stratégie de Shibumi :

"Phase 1 Fuseki_ la phase d'ouverture du début de partie où l'intégralité du plateau est prise en considération.

Phase 2 Sabaki_ une tentative d'éliminer une situation confuse par une manoeuvre souple et rapide."

Quatre autres phases suivront...

 

Et le roman s'ouvre à Washington... sur un compte à rebours :

"9, 8, 7, 6, 5, 4, 3... Les chiffres s'inscrivent sur l'écran... le  projecteur s'éteignit et les appliques lumineuses sur les murs de la salle de projection privée se rallumèrent."

Nous sommes, d'entrée, dans une course ou un combat, et nous sommes plongés dans le noir : la vie de Nicholaï Hel est là, tout entière - ou presque (Hel est aussi passionné de spéléologie). Le film que l'on va nous projeter est l'embuscade orchestrée par plusieurs agences gouvernementales secrètes visant à éliminer un petit groupe de terroristes. Une jeune femme va en réchapper et, isolée et perdue, va se réfugier chez Nicholaï Hel dans un château des Pyrénées. La scène d'ouverture, cette fabuleuse projection et cette scène de fusillade est une merveille narrative (Trevanian le sait : il nous l'a refait même à l'envers!).

L'entrée en scène de Nicholaï  Hel est moins spectaculaire que l'ouverture du roman (Trevanian y va, ici, ab ovo***) mais permet de comprendre la complexité culturelle et humaine du personnage. Il est évoqué, du côté américain, comme le tueur le plus doué et le plus redoutable, et, du côté oriental, comme un être raffiné, polyglotte, curieux et respectueux, en quête de la vertu de shibumi.

Mais c'est quoi, shibumi?

"Un sens imprécis. Et incorrect, je le crains. Une tentative maladroite pour décrire une qualité ineffable. Comme tu le sais, shibumi implique l'idée du raffinement le plus subtil sous les apparences les plus banales. C'est une définition d'une telle exactitude qu'elle n'a pas besoin d'être affirmative, si touchante qu'elle n'a pas à être sédusiante, si véritable qu'elle n'a pas à être réelle. Shibumi est compréhension plus que connaissance. Silence éloquent. Dans le comportement, c'est la modestie sans pruderie. Dans le domaine de l'art, où l'esprit de shibumi prend la forme de sabi, c'est la simplicité harmonieuse, la concision intelligente. En philosophie, où shibumi devient wabi, c'est le contentement spirituel, non passif; c'est exister sans l'angoisse de devenir. Et dans la personnalité de l'homme, c'est... comment dire? L'autorité sans la domination? Quelque chose comme cela."

 

 Il est, en bref, ce que son ami De Lhandes appelle un "antihéros médiéval", "un guerrier philosophe" (voir pages 369 et suivantes).

 

En plus du personnage de Hel, Trevanian fait le portrait d'autres personnages haut en couleurs, le basque tonitruant Le Cagot, le Gnome De Lhandes ou le vicieux Diamond :

"Comme ceux de sa caste, il trouvait un réconfort spirituel dans le mythe du cow-boy. En cet instant même, il se voyait tel le héros viril et solitaire, arpentant bravement une rue poussiéreuse d'un quartier perdu de Hollywood, la main à quelques centimètres de l'étui de son ordinateur. Il est révélateur que le cow-boy soit le héros type de la culture américaine : un immigrant victorien brutal et sans éducation, issu de la masse rurale."

  

Mais Trevanian n'est pas juste un bon metteur en scène et le roi du casting, il a une plume vive et trempée dans l'encre le plus noir du roman d'espionnage. Des sentences assassines vont pleuvoir : "C'est un truisme de la politique américaine qu'un homme à même de remporter une élection n'en a jamais l'étoffe." Trevanian, réfugié lui aussi dans les Pyrénées (à l'époque disait-on encore transfuge?) n'est pas tendre avec les Etats-Unis.

"Les Américains confondaient niveau de vie et qualité de vie, égalité des chances et médiocrité institutionnalisée, bravade et courage, machisme et virilité, libertinage et liberté, verbosité et clarté de langage, amusement et plaisir - bref, toutes les erreurs communes à ceux qui croient que la justice implique l'égalité pour tous, plus que l'égalité entre égaux."

"Ce ne sont pas les Américains qui m'irritent, c'est l'américanisme : une maladie de la société postindustrielle qui contaminera à leur tour chacune des nations les plus développées, et qui est appelée 'américaine' uniquement parce que votre pays montre les symptômes les plus avancés de cette maladie..."

Et je vous en passe, et des meilleures...

 

Shibumi est un grand roman d'espionnage et d'aventures, mais aussi le portrait d'un personnage incroyablement complexe et attachant, au carrefour de l'occident et de l'orient. Trevanian, de son vrai nom Rodney William Whitaker, est un auteur drôle****, intelligent et d'une efficacité redoutable.

 

 Signé Stéphane.

____________

* d'où le titre de l'article que l'on pourrait traduire, sans inclure le jeu de mot, par Un sacré personnage.

** Ce jeu dont je ne connais pas les règles et techniques est ainsi décrit par Hel: "Ah... eh bien ce que le jeu de Go est aux philosophes et aux guerriers, les échecs le sont pour les comptables et les marchands." Et pour bien y jouer : "Bien sûr, il faut de la concentration. Du courage. Le contrôle de soi. Cela va sans dire. Mais plus encorenque ces qualités, il faut avoir... Je ne sais comment dire... à la fois l'esprit d'un mathématicien et celui d'un poète. Comme si la poésie était une science, ou les mathématiques un art. Jouer au Go exige l'amour des proportions."

*** Traditionnellement, l'autre technique pour ouvrir un roman : dans l'oeuf - depuis la naissance d'un personnage- opposé au début in medias res - au milieu de l'action. Une troisième technique consiste à commencer par la fin, in ultimas resdonc. J'avoue que Fuseki cité plus haut pourrait décrire l'ouverture de plusieurs romans...

**** Ah cette note de bas de page (page 167) où Trevanian joue la prudence et s'amuse en expliquant que certaines techniques de combat ne seront pas décrites parce que dans un roman précédent il évoquait une ascension difficile en montagne et que l'adaptation cinématographique a causé la mort d'un homme... Et il ajoute : "Dans un but similaire, l'auteur gardera une certaine discrétion sur des techniques sexuelles qui pourraient être dangereuses - et en tout cas douloureuses - pour le néophyte."

 

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