Strawberry Fields Forever* : sur Les Oubliés de la Lande de Fabienne Juhel - une lecture critique de Stéphane
Je n'ai pas encore lu les deux premiers romans de Fabienne Juhel mais depuis ma découverte, en 2009, de son univers très personnel et de son talent, je suis fidèlement son oeuvre. L'Angle du Renard (2009) a reçu le Prix Etonnants Voyageurs et le suivant, le splendide Les Hommes Sirènes a manqué de très peu le Prix Landerneau, en 2011. Dans ces deux romans, Fabienne Juhel travaillait (déjà) sur notre imaginaire (plus ou moins) collectif, sur des contes, mythes bretons ou celtes, et des légendes : renard, lune rousse, ogre, rebouteux, et j'en passe. Mais n'allez pas croire que Fabienne Juhel fait dans le fantastique, non, elle est bien plus maligne. Elle écrit des fables (la fable, c'est l'histoire). Et elle écrit bien, fabuleusement bien. Elle est capable de mélanger le merveilleux au réalisme, l'humour à la terreur.
Les Oubliés de la Lande s'ouvre sur une citation tirée de la Bible (Mathusalem!) et une autre d'un poème de Tristan Corbière (poète breton que l'on surnommait l'Ankou** - spectre de la mort - "en raison de sa maigreur et de son allure disloquée"***), et c'est déjà tout l'univers du roman, et de Fabienne Juhel, que l'on découvre, entre mysticisme et poésie. Bienvenue dans le "No Death's Land", le village où aucun être vivant ne meure - sauf s'il décide de partir.
"C'était difficile à croire, sans doute, mais c'était ainsi. L'éternité n'est pas plus supportable pour ces postulants à la vie éternelle que ne l'était l'idée de leur propre mort. Et s'ils avaient rêvé un temps de l'éternité originelle, s'ils y avaient cru, suffisamment pour se mettre en marche vers le village sans jeter derrière eux les petits cailloux blancs du retour, un jour, pourtant, l'ennui gagnait les coeurs. La lassitude et le dégoût faisaient alors leur chemin dans le réseau des veines bleues de ces hommes et de ces femmes. Un jour de soleil ou de grand vent qui donne des envies de changement, un jour où l'on rêve de revoir la mer et de manger une glace, d'embrasser une fille et d'aller au cinéma. Des moments uniques, des moments comptés qui donnent du prix à la vie.
Alors, ils comprenaient enfin que le problème n'était pas la mort mais le temps, le temps hideux qui défigure les amants. Ce jour-là, le dégoût triomphait de la peur."
La mort finit par s'inviter au village, au seuil du livre, sous la forme d'un homme qui vient mourir à la porte cachée du No Death's Land.
Ça débute comme ça, dans un chapitre intitulé "Genèse" (l'apocalypse clôturera le roman) :
"Le voyageur arriva épuisé aux portes du village."
D'autres morts suivront et Tom, le seul enfant du village, mènera l'enquête, dans l'ombre de Jason, le chef du village au passé et au comportement bien étranges...
Je n'en dirai pas plus, pour ne pas gâcher le développement du roman et ses rebondissements. Une dernière chose, qui, comme l'exergue, donne le ton du roman : deux autres intertextes, Gabriel Garcia Marquez et Homère, le réalisme magique et l'épopée.
"Le poème homérique était le livre le plus emprunté par les habitants, pas seulement pour le nombre incroyable de petites histoires dans l'histoire principale, mais parce qu'au village, on avait un rapport particulier au temps. On y apprenait la patience, l'ennui; on avait le goût de la répétition.
On était du côté de Pénélope."
On nous promet un été indien : partez dans la lande bretonne, vous ne le regretterez pas!
Signé Stéphane.
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* Le jeu continue! Ce champ/chant de l'innocence et de la nostalgie était trop tentant!
** voir ici . Je suis sûr que l'Ankou est évoqué quelque part dans le roman mais impossible de le retrouver!
*** dixit Wikipédia. Voici les vers cités :
"J'entends comme un bruit de crécelle...
C'est la male heure qui m'appelle."