Go West! * : sur Clandestin de Philip Caputo - une lecture critique de Stéphane
Des tours du World Trade Center à la Frontière du Mexique et de l'Arizona, du début du vingtième siècle avec le destin des Frères Erskine à la fin d'un monde avec un avion pénétrant dans la tour nord. De 1903 à 2003, un siècle des Etats Unis à travers le destin de Ben Erskine et de ses descendants, en particulier, Gil Castle qui fuit New York, et Ground Zero qui le happe comme un trou noir, après la mort de sa femme dans un des deux avions déchirant la tour nord du World Trade Center.
Quand plusieurs mois se sont écoulés et que la douleur ne l'a pas quitté, et que même le suicide devient un échec, Gil Castle répond à l'invitation de sa tante, lancée quelques jours après le 11 septembre, et décide de partir s'installer en Arizona, la "zone aride". Il quitte son poste de conseiller en portefeuilles et part : Go west* est l'espoir depuis toujours. Sénèque en poche et Emerson en tête, il part pour une vie de recueillement dans le vieux ouest.
Ca débute comme ça :
"Transportons-nous dans le temps et l'espace jusqu'à Lochiel, de nos jours une ville fantôme, mais à l'époque une colonie de quatre cents âmes : des maisons de pisé et des cabanes de mineurs, un bureau de poste, une école, quelques boutiques et trois saloons, le tout perdu dans les hautes prairies de la vallée de San Rafael et relié au reste du monde par une simple route qui se tortille vers l'ouest à travers les montagnes de Patagonia jusqu'à Nogales, une route défoncée par les chariots qui transportent l'argent et le minerai de cuivre depuis le haut fourneau de Lochiel dont la cheminée crache sa fumée dans le ciel du désert autrement sans tache."
Le roman s'ouvre avec Ben Erskine puisqu'il est à l'origine de tout, le founding father de cette épopée américaine - et l'épisode originel est trempé dans le sang et la terre sèche du désert.
"Qu'est-ce qui les avait poussés à se transformer en articles de contrebande humains, à franchir clandestinement une ligne imaginaire dans le désert? Peut-être avaient-ils vu ce que les colons et les chercheurs de fortune avaient vu lorsqu'ils avaient traversé les grandes plaines, ce que les Irlandais et les Juifs et les Italiens (comme l'arrière-grand-père de Castle) avaient vu, chatoyant à l'ouest de l'autre côté de l'océan - de l'or et de la terre à prendre, certes, une chance de changer leur destinée, certes, mais plus encore : une promesse aussi vaste que le continent, aussi infinie que l'imagination humaine, qui semblait dire : Ici tout est possible. Peu importait de savoir ce qu'était ce "tout". Lui donner un nom, ç'aurait été rendre trivial cet espoir sublime, ce rêve ineffable dans l'esprit des personnes éveillés. De la même manière que cette personne avait jadis appelé les immigrants vers l'ouest, elle appelait ceux-ci vers le nord."
L'espoir a remplacé l'or mais fait donc toujours déplacer les foules, wetbacks ou mules. "Certains de ces immigrants ont des histoires qui font passer Les Raisins de la colère pour une comédie." L'allusion à Steinbeck n'est, bien sûr, pas innocente : le fantôme de Tom Joad, comme dirait Springsteen**, rode encore mais l'axe s'est déplacé : aujourd'hui, c'est go north - mais c'est toujours une "Frontière", autre grand mythe américain, sans cesse à repousser ou à contourner. Justement, la chef du cartel de drogue d'Argua Prieta, au Mexique, Yvonne Menendez, La Roja, cougar à la sauce tex-mex, veut déjouer la ligne qu'elle trouve artificielle de la Frontière.
Le roman oscille constamment entre le passé du Far West et ce qu'il en reste, ou non.
Clandestin, c'est
"Le Far West rencontre le XXIè siècle."
C'est que la fascination pour le lieu et sa symbolique nationale est forte : "Tout le pays avait les yeux rivés sur la frontière, et cette histoire était trop dramatique pour être ignorée, le choc des iconographies trop riche - le vieil Ouest contre le nouvel Ouest, les cow-boys et les trafiquants."
Ce balancement est également inscrit dans la construction même du roman. L'histoire du retour à la vie de Gil Castle est entrecoupés de témoignages sur Ben Erskine : tous ceux qui l'ont connu sont invités à prendre la parole pour dresser le portrait kaléidoscopique de l'homme derrière le mythe et la légende. Il fut l'un des deux hommes, d'après les journaux de l'époque, à être impliqué dans "le dernier règlement de comptes à l'ancienne en Arizona".
La filiation est un des leitmotivs du roman qui inscrit très souvent les personnages dans une généalogie personnelle et historique forte.
"Un morceau de plâtre s'était décroché d'un coin d'un mur extérieur de sa cabane, exposant les briques de pisé. Un nom et une date, J.B. ERSKINE - 1912, avaient été inscrits sur l'une d'elles, probablement au doigt ou avec un bout de bois, avant que la boue n'ait séché. On lui avait dit que la cabane avait jadis été la ferme originale, mais voir cette preuve archéologique lui avaient procuré un doux frisson. Cette conscience que les murs qui avaient abrité ses ancêtres l'abritaient désormais lui donnait une impression de continuité, d'appartenance."
L'ironie de ce rapport à l'Histoire sera même la dernière page du roman. Mais, aux Etats-Unis comme ailleurs, l'Histoire n'est rien sans géographie :
"L'Ouest. Il avait été pillé, maltraité et défiguré des siècles durant. Et il semblait merveilleux que de tels endroits pussent encore exister, qu'il subsistât un tant soit peu de la vieille magie de l'Ouest, que sa géographie fût toujours celle de la promesse, son paysage celui de l'espoir. Des mirages peut-être, qui exerçaient un charme vague, illusoire; et pourtant, Castle voyait dans le panorama qui s'étalait devant lui la possiblité de bientôt briser les chaînes qui le reliaient au passé et de renverser le tyran qui l'opprimait à presque chaque heure du jour. Tessa lui avait donné conscience de cette possibilité. Tessa et le paysage."
Entre le désert américain et le désert koweitien où se battent les soldats américains, dont la fille d'une voisine, proche de Castle; entre le terrorisme qui a frappé New York et la tuerie gratuite d'un car rempli de mexicains juste après l'arrivée de Castle, Caputo montre la violence et la misère, montre aussi, comme l'écrit Castle à sa fille, "ce qui se produit quand la foi se transforme en fanatisme et le fanatisme en nihilisme, ce que les êtres humains sont capables de se faire les uns aux autres."
Philip Caputo nous offre une galerie impressionnante de personnages et d'histoires : c'est un auteur généreux qui soigne tous ses personnages. Gil Castle dont le deuil est l'occasion de pages superbes sur l'amour et l'absence, et lors de sa reconstruction, sur la vie et le retour à la vie. Ben Erskine, le cowboy que l'on voyait encore dans les pubs Malboro, dans les années 80. Et des dizaines d'autres - un univers entier.
Des états d'âmes, des drames, du western, du roman noir - il y a tout ici.
La traduction est parfaitement assurée par Fabrice Pointeau (l'un des traducteurs phares chez Sonatine - "et pour moi ça veut dire beaucoup" comme dirait Renaud - de RJ Ellory, Paul Cleave, Maitland ou, au Cherche Midi, de Montanari ou Abbott) et respecte la fluidité de l'écriture de Caputo.
Sept cent trente pages et pas de longueurs : le roman est à l'échelle du sujet et du lieu, grandiose, noir et magnifique.
Si vous ne lisez qu'un livre par an, lisez-ça.