If it ain't dangerous, it ain't rock'n'roll : sur Bootleg d'Alain Gaschet - une lecture critique de Stéphane
Ce livre ne s'adresse pas à tous. L'auteur le rappelle d'ailleurs, à l'entrée de son ouvrage. Alain Gaschet : Bootleg, les flibustiers du disque, Ed Florent Massot.
Si vous n'avez jamais senti un pincement en pensant à tous ces concerts auxquels vous n'avez pas assistés, vous ne comprendrez peut-être pas tout ça. Si vous vous demandez pourquoi des mecs dépensent 30 euros pour un enregistrement amateur d'un concert qui s'est déroulé à des milliers de kms, 20 years ago today, vous ne comprendrez pas davantage...
Attention, vous allez pénétrer dans un monde qui a son propre vocabulaire... Les mots soulignés sont expliqués en bas d'article.
Alain Gaschet est un pirate. Si vous dites à quelqu'un que vous êtes un pirate, 99 fois sur 100 les gens pensent que vous téléchargez illégalement des fichiers MP3 (abbréviation de Merdique et Pourrie puissance 3 *) de disques que des artistes mettent des mois à écrire et à enregistrer.
Il faut moins de temps aux pilleurs (ie. les téléchargeurs) pour voler une oeuvre sur internet qu'à l'artiste pour choisir quelle photo va orner la pochette. Mais celui qui pille une oeuvre comme ça s'en fout : la pochette, il ne cherchera même pas à savoir à quoi elle ressemble. Et on peut s'estimer heureux s'il a la curiosité d'écouter tout l'album; bien souvent, il se contentera d'un seul morceau, entendu à la radio ou à la téloche, qui aura une durée de vie d'environ deux mois avant de finir à la corbeille. Tout ça restera du domaine du digital, même la poubelle qui sera aussi virtuelle que l'intérêt porté à l'artiste.
Alain Gaschet est un pirate d'un autre genre : il diffuse et distribue des enregistrements inédits et live (ie. des bootlegs) d'artistes plus ou moins connus. C'est un pirate de la trempe des flibustiers du film Good Morning England (le gospel pour les mélomanes rockers - quel bonheur!). Ce sont des diffuseurs du rock'n'roll, des apotres de la pop, des messies du rythm'n'blues. C'est grâce à des mecs comme lui que des milliers de fans ont pu avoir accès au concert-after de Prince au Trojan Horse, à La Hague, en 88 (c'est le concert princier qui a ouvert les vannes aux bootlegs de sa majesté - le bootleg intitulé Small Club est devenu un classique); gràce à lui et ses copains, que les légendaires concerts de l'été 78 par un Springsteen au top de sa forme sont tous dispos (je vous conseille le Roxy à L.A. et le Agora à Cleveland**); que les enregistrements domestiques des Beatles révèlent le travail d'écriture du Double Blanc (cherchez The Esher Demos sur Google, vous verrez); etc, etc.
Son histoire du bootleg est passionnante. Pour les profanes, c'est entrer dans un monde parallèle du disque; pour les initiés c'est découvrir des détails incroyables derrière les enregistrements qu'ils chérissent. Certains noms de labels (Crystal Cat, KTS, etc), d'illustrateurs, de bootlegs sont autants de mythes qu'il nous raconte, nous dévoile, de l'intérieur. Les batailles et les parades juridiques menées par le monde des bottlegers sont assez dingues. C'est grand l'Europe et la législation de certains pays offraient des failles. Les réseaux, eux aussi, sont assez incroyables... On apprend que certains pirates étaient pressés, la nuit, là où les officiels l'étaient le jour...
Le seul aspect du monde des pirates et des fans que Gaschet ignore (ou feint d'ignorer?) c'est le rapport qu'ont les fans aux mecs comme lui. Pour une immense majorité (j'allais dire d'entre nous...) ces mecs restent des profiteurs avant que d'être des "passeurs" d'inédits. Il y a quinze ans, on ne pouvait pas faire sans eux. Et ça vous coûtait une petite fortune... Fallait compter 300 francs le bootleg de Springsteen (3cds) Et là dessus, que dalle pour le boss ni la maison de disque. Bien sûr, Alain Gaschet parle de l'argent que lui et ses potes se sont fait. Mais on sent bien que le pognon est tabou dans le milieu.
Il y avait donc la communauté des bootlegers dont Gaschet fait le récit - il y a maintenant la communauté des traders (qui existe depuis longtemps, Gaschet en parle d'ailleurs) qui s'échangent toutes ces pépites gratuitement... Malgré l'illégalité des pratiques qui consistent à diffuser des enregistrements non officiels, les traders ont une morale : tout ce qui est officiel (commercialisé), on l'achète - le reste, on peut se le refiler gratuitement. Nombres de ROIO ou de projets portent d'ailleurs la mention MADE BY FANS FOR FANS - NEVER FOR SALE !
On trouve dans le livre le portrait de celui qu'on appelle l'Archiviste. Il est en mission : il veut avoir une trace de tous ces moments musicaux pour éviter l'oubli.
Je suis toujours inscrit sur un groupe Yahoo qui s'appelle The Archival Group et qui s'est donné la même mission. Cela permet à une poignée de fans d'écouter un ensemble de 7 cds de Ray Charles en concert... Entre autres....
Et je ne vous parle même pas des communautés qui existent sur des trackers de diffusion de ROIO avec le principe du peer to peer. Le plus gros limite son nombre de membres à 100 000. Au moment où j'ecris ces lignes (mardi 15 juin), il y a sur ce site 26 941 concerts ou sessions de disponibles... Ca va de Motörhead à Madrid le 14 juin 2010 en DVD (hier, donc!) au liberated bootleg d'Otis Redding A Soupçon of soul (1967) en passant par un concert de Ralph Towner, John Abercrombie, Nana Vasconcelos et Jan Garbarek en 78 à Hamburg (super son, enregistrement pre-FM).
Aujourd'hui, tout va tellement vite... Dans son bouquin, Alain Gaschet raconte quelques coups famuex où des bootlegs sont sortis très, très rapidement sur le marché (moins de 10 jours en 87 pour un concert de Pink Floyd) : aujourd'hui, un mec à San Francisco peut avoir un concert diffusé en direct sur France Inter le jour même. Je le sais, c'est gràce à moi que ça arrive! Le mois dernier, Stewart O'Nan donnait dans sa "desert island list" un bootleg de Cat Power comme un des 5 disques qu'il emmènerait sur une île déserte. Le dernier concert de Cat Power diffusé en direct sur France Inter, le 23 janvier 2008 de 21h à 22h était en ligne à 22h25. Elle était encore sur scène pour le rappel. Avec en prime, une pochette faite maison :
Bref. Le monde des bootlegs est là... pour ceux qui aiment vraiment la musique et qui aiment écouter autre chose que le dernier single (quelle horreur!) d'un artiste. Pour ceux qui aiment creuser un peu, approfondir leur passion pour un artiste.
Si vous aimeriez plus d'infos, contactez moi, je vous donnerai des pistes pour découvrir des trucs que vous ne pensiez pas entendre un jour...
Visitez le site d'Alain Gaschet : un excellent complément au bouquin avec des tonnes de liens...
http://www.bootlegmuseum.com/bootlegmuseum/Bootleg_Museum.html
Je peux bien vous le dire : sur certains de ces sites, vous trouverez des références de pirates que j'ai enregistrés... et j'en suis fier! La seule différence avec Gaschet, c'est que je n'ai jamais gagné une thune avec mes enregistrements et mes pochettes...
Si vous voulez découvrir beaucoup de pirates gratos, essayez la radio :
http://www.wolfgangsvault.com/
ou alors les archives de :
http://www.archive.org/browse.php?collection=etree&field=%2Fmetadata%2Fcreator
Si vous cherchez des informations sur certains groupes :
Quelques (centaines de) pochettes d'amateurs :
http://cds.jrd.org.uk/list/artwork.shtml
Et ici le Top 5000 des bootlegs, rien que ça...
http://rateyourmusic.com/charts/top/unauth/all-time/1
Petit lexique indispensable du monde des bootlegs :
bootleg : enregistrement non officiel d'un artiste en concert ou en studio. Egalement appelé :
roio : recording of independent origin - la différence étant le point de vue commerçant entre les deux
trade : échange (par snail mail : la poste - moins rapide qu'internet mais la relation humaine en plus, et le plaisir de l'attente de voir arriver, dans sa boite aux lettres, l'enveloppe matelassée contenant, par ex, une rareté de Rickie Lee Jones)
newbie : vous débutez, vous n'avez rien à échanger et vous pensez être perdu - non! vous pouvez demander un :
b'n'p : blanks and postage - vous envoyez des cds vierges à un mec sympa qui vous envoit des concerts en retour
liberated bootleg : une fois copié sur un cd vierge et échangé, un bootleg commercialisé sans autorisation (comme ceux que vendait notre ami Gaschet) devient un liberated bootleg... Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux... regardez les envoler, c'est beau...
FLAC / SHN : des formats d'échanges qui offrent une alternative de qualité au MP3 - ce sont des formats de compression appelés lossless : sans perte de qualité.
completist : un collectionneur fou furieux qui ne se contentent pas des 100 essentiels de Springsteen, par ex (c'est le minimum!), mais qui veut vraiment TOUT... Et là vous pouvez tomber sur des listes de + de 1000 pirates pour un seul artiste.
Stéphane
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* le MP3 est un format de compression qui dénature le morceau d'origine, n'hésitant pas à supprimer certains sons jugés dispensables par le logiciel. Ne vous fiez pas à l'apparente propreté du son cristalin.
** la première personne qui m'écrit et me donne son adresse postale recevra un concert de cet été mythique du Boss... Le so-called Summertime Blues, 3 cds. Ready? Steady? Go!