Keyta ou la fuite du papillon d'Alexandre
Notre ami Alexandre n'écrit pas que des articles pour le blog ou pour La Cause Littéraire. Il écrit. C'est une maladie qui frappe souvent les grands lecteurs. Une bonne maladie, qu'on soigne en la développant.
Dont acte :
Elle se glisse dans l'obscurité comme un prisonnier en cavale, à pas furtifs, un maigre paquetage par dessus l'épaule. Elle est en fuite mais avant de quitter définitivement la région, une halte s'impose. Y revenir, une dernière fois, « Là‑bas ».
On n'a pas toujours besoin de lumière pour voir, heureusement pour Keyta, ses jambes connaissent par cœur le chemin. Même à l'aveugle son pas est sûr, lui laisse toute attention pour détecter les dangers aux alentours.
Le calme règne, sur sa route personne, rien que le silence embarrassé d'une nuit honteuse.
« Là‑bas », il n'y a qu'un carré de terre fraichement retournée. Un carré de la superficie d'une hutte cérémonial au bord duquel Keyta s'arrête et s'incline.
Prier, debout, à genoux. Disposer des objets sortis de son sac, d'un bocal de verre. Les déplacer entre quelques psaumes doublés de paroles magiques. Sa grand’mère y connaissait quelque chose en magie. Le rituel enseigné est respecté à la lettre. A l'exception des cinq bougies placées en demi cercle, éteintes, car la lumière l'expose.
En fin de rite Keyta se relève doucement, se signe, recule de quelques pas. Elle pourrait, devrait partir, quelque chose la retient.
Dans son dos, un rocher sort de terre. La pèlerine s'y assied en tailleur sac entre jambes.
La conscience qu'en partant l'occasion de se recueillir ne se représentera plus, la retarde. Devant elle une route longue et périlleuse se déroule. En cas de réussite son retour s'avérera impossible. En cas d'échec, quels dangers ? La torture ? La mort ?
Encore quelques minutes pense‑t‑elle.
Hier, Keyta, l'ensemble de sa famille, la totalité de sa lignée, s'étaient peu à peu fait coincer dans une voie sans issue. Historiquement certains de ses parents, proches ou lointains, avaient peut‑être été impliqués à divers degrés de responsabilités. Pour juger on aurait dû étudier les actes au cas par cas. Pour condamner on aurait dû le faire en respectant des règles. L'histoire en a voulu autrement. L'histoire a été impatience, une sorte de démence s'est emparée des hommes.
ILS sont devenus fous et le plus sage d'entre eux n'aurait pu s'y opposer. Les apaiser ? Quand le feu s'empare des esprits, la rhétorique de la justice n'étouffe pas les flammes. Procès équitables ? Droits de l'homme ? Non, ILS eurent besoin de sang, une chaleur vengeresse coule dans leurs veines.
« Là‑bas », c'est ainsi que François désigna le carré de terre, main balayant le vide dans la direction du haut de la colline. « Ils les ont tous tués et décidé de les enterrer là‑bas ».
« Là-bas » au sommet de la colline, avant le feu, c'était la vie. Les jeunes femmes y entrainaient les jeunes hommes, et vice et versa, on s'y embrassait, on s'y caressait, on y faisait l'amour. Maintenant, c'est un lieu endeuillé.
Y en a t‑il un seul autre qui ait regretté ? Y en a‑t‑il un seul qui ait précisé :
"Là‑bas nous avons enfoui notre humanité."
"Là‑bas nous avons créé un lieu maudit"
"Là‑bas nous avons manqué de respect aux esprits."
Aujourd'hui Keyta est seule, s'il y a des survivants où se sont‑ils enfuis ? Seule et en danger dans son propre pays, car ILS ont oublié que ce pays est aussi sien. Ne reste qu'une échappatoire, s'exiler pour survivre, en espérant tout au moins que les quelques heures de recueillement écoulées (se les accorder fut déjà un luxe) ne se payeront pas trop cher.
A l'aube Keyta est enroulée dans un linceul de brouillard qui s'étale par dessus les collines avoisinantes. On n'y voit pas à deux pas. Loin d'effrayer la fugitive, cet état des choses la rassure. Si elle n'y voit rien, ILS ne peuvent l'apercevoir.
L'humidité transperce les maigres habits de Keyta. Pourtant parsemé ça et là du bois n'attend que d'offrir chaleur. Mais le danger l'empêche de se réchauffer des branches et menues brindilles dont elle aurait facilement pu faire un feu. Alors pour se réconforter, lorsqu'elle est parcourue de frisons, elle imagine les esprits des morts. Satisfaits de l'honneur qui vient de leur être fait, les esprits sont revenus du royaume obscur pour ce contact glacial avec la survivante.
Lorsque la clarté du jour dissipe la brume, Keyta reprend contact avec la réalité. Elle se redresse. En contrebas la maison la plus haute du village se découpe du tapis de verdure. Chez Sosso la fumée s'échappant de la cheminée indique que le bonhomme a déjà allumé l'âtre. D'ici peu, lui et tous ceux du village partiront aux champs.
Si Keyta avait été une simple touriste, elle aurait été caressée par l'idée que le calme et le silence sont éternels dans ces contrées. Elle aurait sourit d'entendre le coq chanter, de voir les premiers paysans sortir pour travailler. Ce dépaysement aurait été un motif à capturer une photographie. Mais Keyta n'est pas une touriste, le vacarme des jours sanglants a résonné à son oreille.
Le temps d'une crise démentielle ses voisins s'étaient métamorphosés pour certains en acteurs de la fureur, pour d'autres en témoins aveugles, muets ou sourds. Pour l'heure, tous se lèvent dans un quotidien qu'ils font mine de n'avoir jamais dérangé, une supercherie qui est en soi offense aux morts.
Soudain une bête meugle. La vache de Grand Foday lance l'ultime signal de départ. Keyta s'empare de son sac tout en y vérifiant la présence du paquet. Rassurée sur ce point, elle descend de son rocher. Marche jusqu'au charnier. Se penche vers les objets rituels. S'empare du bocal en verre. Remplit le réceptacle à ras‑bord de poignées de terre. Revisse le couvercle en aluminium couleur or et introduit sa relique dans sa besace. Avec beaucoup, beaucoup de chance et de foi, la vie lui permettrait d'expliquer un jour, « C'est la terre qui recouvre ceux qui furent les miens, Là‑bas ! »
Sans un regard, la fugitive tourne les talons et part dans la direction opposée au village.
Celui qui a sauvé Keyta de la rage s'appelle François. Sans lui elle aurait probablement fini au fond du trou, corps déchiqueté à coups de machettes, sexe souillé. Keyta avait trouvé un refuge chez lui dix jours consécutifs, les plus longs et les plus tristes de son existence. Comment sait‑elle les supplices infligés à ses sœurs et ses frères ? Parce que François l'avait éclairé. Comment se fait‑il qu'il ne courait aucun danger au-dehors ? Parce que celui‑ci n'appartenait pas au même lignage que Keyta. Parce que, de manière plus sordide, il a collaboré.
Tout avait commencé plusieurs pages de calendrier en arrière.
Du jour au lendemain les hommes s'étaient réveillés avec quelque chose de différent dans le regard. Comme si leur sommeil avait été hanté par un mauvais rêve dont ils n'arrivaient pas à se débarrasser. Comme s'ils attribuaient cette déconvenue à l'autre "ethnie".
C'est à cette époque de basculement que François, l'instituteur, et Keyta firent leur rencontre intime. Bien qu'ils se connussent depuis toujours, habitant le même village, ce qu'ils vécurent alors allait à contre courant de l'ambiance nationale.
Un matin François était allé pêcher à la rivière et, par un heureux hasard, décida de s'installer dans une zone en aval de celle exploitée habituellement. Aux mêmes heures Keyta se baignait en amont de l'endroit réservé aux femmes. François apercevant la belle était resté digne. Puisque François était bel homme, puisqu'il ne s'était pas précipité sur elle comme acquise et surtout puisqu'il ne fut jamais méfiant vis‑à‑vis des membres de sa lignée (contrairement aux autres voisins), alors Keyta l'invita à la rejoindre.
Perspicace, dès les premiers jours de cette relation, le couple s'était caché du regard d'autrui. Keyta et François avaient usé d'autant plus de prudence quand ILS étaient arrivés.
ILS n'étaient pas nombreux, pas plus que les doigts d'une paire de mains. ILS étaient très jeunes, tandis qu'au village vivaient une trentaine de familles étalées sur cinq générations. Cependant on avait tout de suite senti leur supériorité. Cela n'avait pas seulement à voir avec leurs armes. Leurs regards se mêlaient d'un sentiment, mélange vitreux de haine et d'abstraction, bien plus radical que le zeste d'intolérance dans ceux des voisins.
ILS n'étaient pas arrivés en trombe. ILS avaient garé tranquillement leurs deux picks‑up près de l'école, là où la route s'arrêtait. Sur le premier des véhicules s'entassaient les futurs bouchers et la plateforme du second arriva bâchée.
Lorsqu'ILS avaient éteint les moteurs, ILS étaient tous descendus calmement. François remarqua que leurs gestes possédaient la retenue des professionnels. En bon pédagogue l'instituteur aimait étayer ses dires d'exemples, c'est ainsi qu'il rapporta cette anecdote à Keyta. Un jour il avait observé un forgeron. Loin de se fatiguer en coups nerveux sur le fer rouge, ce corps athlétique tapait en rythme appliqué du marteau sur l'enclume. Quand un bout de métal incandescent avait été fendu l'air, l'artisan l'évita d'une rotation mesurée de torse, sans que son bras n'interrompe la cadence.
Le plus âgé d'entre les soldats - le seul affublait d'uniforme, béret vert kaki et santiag - s'approcha de François. IL le délégua pour « réunir dans les plus brefs délais les plus hauts dignitaires de l'ethnie dominante ». Un ordre édicté froidement comme si cette phrase eut un sens de raison.
Pour la suite du chapitre 1 et le reste :
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http://www.lacauselitteraire.fr/keyta-ou-la-fuite-du-papillon-2-quelques-objets-nyampundu-et-dietr.html
http://www.lacauselitteraire.fr/keyta-ou-la-fuite-du-papillon-3-la-frontiere.html
http://www.lacauselitteraire.fr/keyta-ou-la-fuite-du-papillon-4-une-bibliotheque-au-bord-du-grand-lac.html
http://www.lacauselitteraire.fr/keyta-ou-la-fuite-du-papillon-5.html
http://www.lacauselitteraire.fr/keyta-ou-la-fuite-du-papillon-6-fin-du-periple.html