Mainstream America : sur Artères Souterraines de Warren Ellis - une lecture critique de Stéphane
Mike est un privé un peu particulier. Un "aimant à merde" : genre Pierre Richard mais version hardcore extrême... Et c'est pour cette raison que le responsable de la sécurité, escorté par des "hommes en noir" de la Maison Blanche, lui confie une mission abracadabrante, qu'il est le dernier à pouvoir accomplir : retrouver une version inédite et secrète de la Constitution des Etats Unis, élaborée par the founding fathers et possédant l'étrange pouvoir de sauver le monde de ses errements et de ses déviances.
Comme disait De Gaulle à propos de la mort des cons, " vaste programme"!
Il va être secondé, dans sa quête, par Trix Holmes qui prépare une thèse sur "Les expériences humaines extrêmes auto-infligées".
Ca promet! Et, putain, ça tient ses promesses! Oh, yeah, babe!
Mike et Trix partent pour une tournée des pires perversions de l'Amérique, ou, comme le dit un des personnages du roman, une "descente vers la lie de notre vie moderne.". Et Warren Ellis met tout son talent et son humour dans les dialogues :
"Pour quelqu'un qui joue les incollables en matière de pervers, je te trouve bien mauvaise langue sur le Texas."
Mais il est capable de morceaux de bravoure plus longs :
"Acheter des vêtements, c'est un Truc de Petit Copain. Tu poireautes et tu regardes d'un oeil vide les morceaux de tissu pendu aux cintres, tu mates les étiquettes et tu te demandes comment un machin qui te couvrirait tout juste la couille droite peut coûter le prix d'un rein, et tu observes les vendeuses qui te surveillent et qui se demandent ce que tu fous avec elle, vu qu'elle est mignonne et que toi t'as plutôt un air bizarre, et elle essaie ses fringues et tu reluques son cul dans une bonne douzaine de modèles différents qui te paraissent identiques, mais faut bien reconnaître que tu te contentes juste de détailler son cul et que tout finit par se mélanger, et quelqu'un colle un aspirateur dans ton portefeuille pour récolter tout ton liquide, et que tu sors de la boutique avec un sac tellement minuscule que deux souris ne pourraient même pas y niquer. Tu répètes la scène une douzaine de fois. Ou jusqu'à ce que ton cerveau décède."
Warren Ellis a un sens du dialogue qui ferait marrer Benoit XVI. Le livre est bourré de scènes hilarantes et de répliques qui tuent.
"Oh, mon Dieu.
_ C'est lui! Le tiroir est plein de sex-toys chrétiens! Je retire tout ce que j'ai dit. J'adore cet endroit.
_ Trix, je suis pas bigot, mais plutôt crever que d'éjaculer dans la tête de Jésus.
_ On verra ça.
_ Et je ne me collerai pas non plus le petit jésus dans le cul.
_ Rabat-joie."
Ou lorsqu'il découvre l'intérieur d'un vieux texan complètement barré :
"Mike, ce mec a fait accrocher une tête de dauphin empaillé sur son mur.
_ C'est pas une vraie, y a pas moyen.
_ Mike, ce connard a décapité Flipper et il a accroché sa tête au mur.
_ Peut-être que Flipper l'avait bien cherché."
A travers tout le roman, se dessine une réflexion sur ce qu'est la culture mainstream - bon, ok, le débat se dessine mais façon Comics, évidemment :pour ceux d'entre vous qui l'ignorent, je rappelle que Warren Ellis est un des scénaristes contemporains les plus recherchés. Il a apporté du sang neuf aux comics Marvel, il a collaboré à beaucoup de projets dont le génial Transmetropolitan, (6 volumes) sortis en France (une dizaine, overseas), chez Panini, au prix aberrant de 29 euros (alors que je les ai acheté 7 ou 8 euros en Angleterre.)
C'est un vieux monsieur de 71 ans, tueur en série réputé, qui explique à McGill que tout, ou presque, est devenu mainstream aujourd'hui :
"Nous sommes d'accord : si une chose est disponible à la télé et dans les librairies, dans les journaux et tout, c'est qu'elle est devenue mainstream, n'est-ce pas?
_ Bien sûr.
_ Alors, pourquoi n'en serait-il pas de même, une fois postée sur un outil électronique de communication de masse? [...] Ce n'est plus underground. C'est mainstream. Tout comme moi."
Ce type adore revisiter (et donc, interroger) les mythes : du super-héros, ou, comme ici, du détective privé. McGill a travaillé pour la célèbre agence Pinkerton (comme Dashiell Hammett) et, au détour, du roman il croise un autre Private Eye, Falconer (!), qui non content d'être un fervent lecteur du The Investigator's Companion (le mensuel des détectives), vient d'être engagé pour récuper une "statuette aux allures aviaires, fabriquée à Malte"... Mais on n'aura pas la fin de ce clin d'oeil... parce que, à ce moment-là, Michael McGill n'en peut plus et cogne sur le Privé _ sans yeux, pas de clin d'oeil!
Ai-je dit que c'était aussi trash qu'hilarant? Non?
C'est trash.
C'est hilarant.
Eh puis d'ailleurs, qu'est ce que le trash dans un monde où s'injecter de l'eau saline dans les couilles est devenu mainstream?
Ah, j'allais oublier : c'est aussi d'un romantisme incroyable. Si, si, je vous jure. Il y a deux trois dialogues entre Trix et Mike qui mériteraient de figurer dans une anthologie des plus belles déclarations.
Etonnant, non?
C'est traduit par Laura Derajinski.
Comme l'éditeur Au Diable Vauvert fait très bien les choses, vous avez droit aux premières pages du roman sur leur site :
http://www.audiable.com/livre/?GCOI=84626100496200&fa=preview
Si vous ne voulez pas cliquer, voici l'ouverture :
J’ai ouvert les yeux pour voir le rat pisser dans mon mug. Un énorme salopard marron, le corps comme un étron sur pattes et des petits yeux ronds pleins d’une sagesse secrète de rongeur. Avec un soupir hautain, il a sauté au bas de la table et s’est précipité dans le trou du mur où il avait passé les trois derniers mois à échafauder de nouvelles tactiques pour m’emmerder. J’avais bien essayé de clouer une planche contre la plinthe, mais il l’avait rongée pour venir recracher les reliquats de bois humides dans mes chaussures. Après ce coup-là, j’avais trempé des appâts dans du coumaphène: le poison l’avait visiblement fait muter à un stade d’évolution supérieure et l’avait transformé en super-rat. Je l’avais atteint à l’oeil, une fois, d’un coup de crosse de flingue bien placé, mais il s’était relevé et avait chié sur mon téléphone.
Signé Stéphane.