Monstre sacré : sur Les Anonymes de RJ Ellory - une lecture critique de Stéphane
Le titre est emprunté à une phrase qui revient plusieurs fois (en français ou en anglais) dans le dernier roman de Ellory publié cette semaine chez Sonatine.
A sacred monster... "pour décrire une chose que l'on regrette d'avoir créée".
Robert Miller est flic à Washington et, évidemment, à la lecture de ce formidable roman, il fallait que ce soit Washington :
"Washington DC n'était pas le centre du monde, même si une grande partie de ses habitants pouvaient vous le faire croire.
L'inspecteur Robert Miller n'était pas de ceux-là.
Capitale des Etats-Unis d'Amérique, siège du gouvernement fédéral [...]"
Ainsi s'ouvre le premier chapitre, après un court prologue où une femme accepte sa mort, ou plus exactement sa mise à mort brutale par celui qu'on va nommer le "tueur au ruban". Et d'entrée, une chose et son contraire, ce qui parait et ce qui est.
RJ Ellory nous avait gaté avec ses deux premiers romans publiés en France : Seul le silence et Vendetta, tous les deux chez Sonatine (et en poche maintenant). Il y a tout juste un an, avec Jean Philippe, nous avions réalisé un entretien avec cet auteur anglais dont tous les romans se passent aux Etats-Unis : ici.
Je viens de terminer Les Anonymes (A Simple Act of Violence, dans le texte) traduit par Clément Baude.
Ca commence comme un polar : quatre femmes ont été sauvagement assassinées. L'enquête est confiée à Robert Miller qui vient tout juste d'être blanchi dans une sombre histoire qui s'est terminé par la mort d'un proxénète.
Rapidement, que dalle. Non seulement aucun lien ne semble exister entre les victimes mais les victimes elles-mêmes ne semblent pas réellement exister.
L'enquête est laborieuse : " On était loin de NYPD Blue, des Experts ou de New York, police judiciaire. Les affaires ne commençaient pas et ne se concluaient jamais en un seul épisode. Dans la vie, ça ne marchait pas comme ça."
Parallèlement à cette enquête, la voix d'un homme. Le tueur. Il va nous faire entrer dans son monde, un univers peuplé de fantômes, d'anonymes. Difficile de partager le plaisir lié à cette lecture sans en révéler trop. La quatrième de couv française évoque Robert Littell pour son roman La Compagnie. Oh, après tout, savoir qu'on va parler de la CIA ne gache rien : on le sait bien assez tôt dans le roman.
Voici la première phrase d'un roman qu'un personnage clef de Les Anonymes a écrit - le titre du roman est, justement, A Sacred Monster (traduit ici par Un Monstre):
"Parmi toutes les organisations internationales, l'Eglise catholique est la plus riche et la CIA, la plus puissante. Quant à savoir laquelle, des deux, est la plus corrompue, le débat reste toujours ouvert."
La blague sur le lapin blanc dans la forêt est une illustration géniale des forces de l'ordre et de leur méthodes :
"La CIA, le FBI et la police de Los Angeles se disputent pour savoir qui est le plus fort pour attraper les criminels. Alors le Président décide de les tester en lâchant un lapin dans une forêt...[...]
Les types du FBI y vont. Deux semaines de recherches, aucune piste : ils brûlent la forêt, massacrent tout ce qui bouge et ne s'excusent même pas. Ils expliquent au Président que le lapin n'a eu que ce qu'il méritait. Ensuite, la police de Los Angeles se lance [...] Trois heures plus tard, ils ramènent un ours. Il s'est bien fait tabasser, il sort de là les mains sur la tête en criant : "D'accord, d'accord! Je suis un lapin! Je suis un lapin!" Après, le Président envoie les mecs de la CIA. Ils installent des animaux indics dans toute la forêt. Ils interrogent tous les témoins végétaux et minéraux. Trois semaines plus tard, après avoir déployé onze cents agents et dépensé 4,5 millions de dollars, ils pondent un rapport de 755 pages, avec la preuve concluante et définitive que non seulement le lapin n'existait pas, mais que cette espèce n'a jamais existé."
Ca commence comme un polar, disais-je. Et ça le reste, jusqu'au bout, avec tout ce qu'on peut espérer y trouver. Et bien plus encore. Une vision, de l'intérieur, des hommes de l'ombre de la CIA et de leur parcours. Une autre histoire des Etats-Unis et de l'Amérique du sud. Des théories politiques sur le bien et le mal. Ellory reste fluide et excèle dans les dialogues. Quelques scènes dans Les Anonymes sont magnifiques (la scène d'amour, chapitre 24) Le roman mêle habilement la fiction et l'histoire, comme Vendetta. Le roman possède la même ampleur, le même souffle. 690 pages qu'on dévore parce que Ellory a un talent de conteur incroyable.
L'une des questions que nous lui avions posée concernait, je crois, la présence d'un raconteur à l'intérieur même de ses deux premiers romans. Ici aussi la parole est capitale : parler, c'est exister, c'est sortir de l'anonymat. C'est sans doute pour ça que Ellory m'emballe tant. Il aime les conteurs - ça en fait de lui un conteur hors pair.
Ne passez à côté d'un tel auteur.
Stéphane.