She's leaving home* : sur Les Apparences de Gillian Flynn - une lecture critique de Stéphane
Le jour de leur cinquième anniversaire de mariage, Amy Elliott Dune disparaît et tout laisse à croire qu'elle n'est pas partie volontairement.
Jusqu'à leur arrivée dans la ville natale de Nick, dans le Missouri, terre de Mark Twain (près d'Hannibal) où Nick jouait à Huck, Nick Dune et Amy formaient un couple parfait. Nick était journaliste et Amy écrivait des tests psychologiques de personnalité pour la presse féminine.
Amy est une légende de l'ombre : ses parents, tout deux psys, l'ont prise pour modèle (et l'ont modeler) pour une série de livres éducatifs, L'Epatante Amy. Avec le temps cette belle et intelligente jeune femme est devenue la personnification du cliché "les hommes la veulent, et les femmes veulent être elle". Mais Amy est aussi victime de la crise qui frappe le monde à la fin des années 2000 et perd son travail, doit aider financièrement ses parents (le livre Amy n'est plus aussi épatant), et lorsque la mère de Nick tombe gravement malade, ils quittent leur appartement huppé de Manhattan et descendent l'échelle sociale, direction le Missouri. "Nous faisions littéralement l'expérience de la fin d'un mode de vie..."
Nick devient propriétaire d'un bar qu'il gère avec sa soeur jumelle, Margo. Amy s'enterre à la maison. Le jour de la disparition est aussi le jour où, comme chaque année, Amy organise une chasse au trésor pour Nick avec des indices qui le mènent, d'étape en étape, à son cadeau d'anniversaire. La chasse commence!
Dès le début de l'enquête, un policier n'arrête pas de dire à Nick qu'Amy et lui avaient vraiment tout compris et faisaient ce qu'il faut pour rester le couple merveilleux qu'ils semblent être aux yeux de tous. Le titre l'indique suffisamment en français (le titre anglais est Gone Girl ), les apparences, c'est bien là tout l'enjeu du roman et le problème majeur de l'enquête lorsque la belle Amy disparaît.
Rien n'est jamais ce que l'on croit, ici.
La narration s'articule autour de Nick, à partir du jour où Amy disparaît (le calendrier démarre ce jour, le "jour où") et des extraits du journal d'Amy qui remontent à quelques années ou quelques jours, et qui nous offrent un autre spectacle, une autre vision du couple. Nick, on le sait rapidement, va multiplier les mensonges, les omissions; il possède un deuxième portable secret et reçoit des appels qu'il ignore volontairement... A un moment du livre, Nick s'adresse à nous : "Maintenant, c'est le moment de vous dire que j'ai [...**], et vous allez cesser de me trouver sympa. Si toutefois vous me trouviez sympa." Être, ou ne pas être le bon gars ou la fille cool - là est la question!
Enquête sur une disparition autant que dissection minutieuse d'un couple et des attentes qui peuvent gangrener toute relation, Les Apparences est une nouvelle grande, grande réussite de Gillian Flynn après le superbe Les Lieux Sombres (voir ICI). Un roman policier contient toujours beaucoup de questions, ici, elles sont bien différentes:
« À quoi penses-tu ? Comment te sens-tu ? Qui es-tu ? Que nous sommes-nous fait l’un à l’autre ? Qu’est-ce qui nous attend ? Autant de questions qui, je suppose, surplombent tous les mariages, tels des nuages menaçants. »***
Ça débute comme ça :
" Quand je pense à ma femme, je pense toujours à son crâne, pour commencer. La toute première fois que je l'ai vue, c'est l'arrière de son crâne que j'ai vu, et il s'en dégageait quelque chose d'adorable."
Évidemment il est difficile de ne pas trop en dire et croyez-moi après avoir fini ce livre, l'envie d'en parler ne manque pas... vous avez même envie de pousser des cris! Alors je vais rester prudent.
La bonne idée de la traduction (assurée par Héloïse Esquié) est de lancer le lecteur sur la trace de ces apparences qui polluent la lecture que tout le monde fait de la disparition d'Amy - policiers, journalistes, spectateurs et lecteurs. Mais même si la traduction est très bonne, je dois bien vous révéler une chose : lorsque j'écoutais le livre lu (par Julia Whelan et Kirby Hayborne - parfaits!) un passage a retenu toute mon attention et quand j'ai voulu le retrouver dans la version française, il avait disparu, entre deux paragraphes, page 110 ****. Et il ne s'agit pas seulement d'un petit passage contenant une des sorties drôles de Margo, la soeur de Nick... mais d'un long passage où Nick développe une réflexion sur notre temps et notre impossibilité à vivre une situation de manière authentiquement personnelle. Certains appellent ça le postmodernisme. Ce qui est sûr, c'est que la question est au coeur du roman (elle l'était déjà, en parti, dans Les Lieux Sombres) et elle est même récurrente. Très tôt dans le roman, Nick ne peut s'empêcher de sourire en voyant le duo de flics s'installer face à lui (déjà vu cent fois à la télé), et de penser "Complètement toc. Le commissariat de Disneyland." Il en arrive même à se demander si les flics se comportaient vraiment comme ça et avaient inspirer les séries télé, ou si c'est l'inverse qui est vrai.
Lui-même est devenu un "cliché", Amy une "créature, cette création de l'imagination d'un million de masturbateurs suffisants aux doigts couverts de sperme."
Mais j'en dis déjà trop!
Oui, Nick a raison : "on recycle tout".
Gillian Flynn, elle, arrive encore à nous étonner, avec brio. Un des romans policiers de l'année - encore une fois.
Signé Stéphane.
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* J'ai décidé de donner un titre des Beatles à chacun de mes nouveaux articles sur la rentrée - dans la mouvance d'Arnaud. Une sorte de défi, un peu stupide, je l'admets - mais on s'amuse comme on peut, pas vrai?
Alors c'est parti avec un des titres de l'album Sgt Pepper - bon, ok, pas un des meilleurs. Within you without you aurait aussi fait l'affaire.
** Je ne vous révélerai certainement pas un des nombreux rebondissements du roman!
*** voir le trailer des éditions Sonatine, ici
**** Voici le passage, en vo :
"The bankruptcy matched my psyche perfectly. For several years, I had been bored. Not a whining, restless child’s boredom (although I was not above that) but a dense, blanketing malaise. It seemed to me that there was nothing new to be discovered ever again. Our society was utterly, ruinously derivative (although the word derivative as a criticism is itself derivative). We were the first human beings who would never see anything for the first time. We stare at the wonders of the world, dull-eyed, underwhelmed. Mona Lisa, the Pyramids, the Empire State Building. Jungle animals on attack, ancient icebergs collapsing, volcanoes erupting. I can’t recall a single amazing thing I have seen firsthand that I didn’t immediately reference to a movie or TV show. A fucking commercial. You know the awful singsong of the blasé: Seeeen it. I’ve literally seen it all, and the worst thing, the thing that makes me want to blow my brains out, is: The secondhand experience is always better. The image is crisper, the view is keener, the camera angle and the soundtrack manipulate my emotions in a way reality can’t anymore. I don’t know that we are actually human at this point, those of us who are like most of us, who grew up with TV and movies and now the Internet. If we are betrayed, we know the words to say; when a loved one dies, we know the words to say. If we want to play the stud or the smart-ass or the fool, we know the words to say. We are all working from the same dog-eared script.
It’s a very difficult era in which to be a person, just a real, actual person, instead of a collection of personality traits selected from an endless automat of characters.
And if all of us are play-acting, there can be no such thing as a soul mate, because we don’t have genuine souls.
It had gotten to the point where it seemed like nothing matters, because I’m not a real person and neither is anyone else.
I would have done anything to feel real again."