T'as du feu? : sur Argent Brûlé de Ricardo Piglia - une lecture critique de Jean-Philippe
Argent Brûlé
de Ricardo Piglia
Ed. Zulma
La vie d'un libraire est parfois difficile. Il y a des moments où parfois on perd le goût de la lecture, on enchaîne les romans moyens, pas assez nuls pour que l'on lâche le livre, non juste moyens, pas désagréables mais un peu plats, mous du genou, sans âme, déjà lu mille fois...
Bref après trois bons mois de lectures moyennes je perdais espoir et puis m'est tombé ce petit (mais costaud) bouquin sur le coin de la gueule, l'antithèse de tout ce que je viens de dire, et, putain, ça fait du bien.
Ça commence par une splendide couverture, comme toujours chez Zulma, on lit quelques lignes,et puis ,on est tout de suite pris par cette écriture journalistique qui rappelle beaucoup De sang froid de Truman Capote.
Inspiré d'un fait divers qui avait marqué par sa violence,ça se passe à Buenos Aires en 1965, deux hommes qu'on appelle les jumeaux (mais qui n'en sont pas) participent avec d'autres comparses à un braquage qui tourne mal. La bande est obligée de fuir à Montevideo, mais est vite retrouvée par la police; ça va tourner au carnage.
Sur cette trame très simple, Piglia dresse un portrait peu reluisant de l'Argentine des années soixante entre misère, corruption politique, et policiers pourris. Mais surtout il nous fait partager l'intimité d'une bande de truands, violents et a priori détestables. Les portraits des faux jumeaux, Bébé Brignone et le Gaucho sont saisissants. Piglia leur donne une vraie épaisseur, et on s'attache à leurs vies tragiques, faites de frustrations, d'humiliations et de solitude.
Une des grandes forces de Piglia c'est aussi de multiplier les points de vues et de donner de la substance à tous les personnages qui traversent le roman sans jamais alourdir la narration. L'écriture journalistique du début prend alors une autre dimension, l'impression que l'auteur s'effaçait derrière son sujet est atténuée et cela prend tous son sens dans la seconde partie du récit qui voit la bande de braqueurs retranchée dans un appartement et cernée par la police. La manière dont Piglia étire le temps donne une dimension encore plus tragique et inexorable, presque absurde.
Roman court mais virtuose, dense, profondément humain, très noir, pessimiste avec un final vertigineux qui nous laisse pantois, véritable uppercut qui nous rappelle les bienfaits d'un bon roman - des fois c'est bon d'être libraire.
SignéJean Philippe