There's a fog upon LA*... : sur Blue Jay Way de Fabrice Colin - une lecture critique de Stéphane
Fabrice Colin chez Sonatine, faut avouer ça a de la gueule, non? Après un parcours de touche à tout (SF, jeunesse, BD, TV, polar, revue Inculte) Colin amène beaucoup de choses dans ce roman policier. D'ailleurs est-ce un roman policier? Et la question est-elle importante? Nous verrons.
Julien est un jeune franco-américain qui vit à New York dans l'ombre paranoïaque du 11 septembre : son père est mort dans l'avion qui s'est écrasé sur le Pentagone. Depuis, il reçoit des messages mystérieux alimentés par les théories conspirationnistes. Après un livre sur Carolyn Gerritsen, auteure qu'il admire et avec qui il s'est lié, il se retrouve désœuvré. Quand elle lui propose d'aller à Los Angeles pour apporter un peu de stabilité à son fils, Ryan, qui vit toujours avec son père Larry Gordon, producteur à succès d'Hollywood. Julien s’envole pour L.A. Comme l’a dit un jour Izzy Stradlin, membre des Guns’n’Roses « Personne ne va à Los Angeles, L.A., c’est là qu’on finit. »
Dès son arrivée à Blue Jay Way, l'immense villa dominant LA, Julien découvre un univers d'argent sans limites, une jeunesse dorée et inerte, toujours en quête de sensations. Il fait la rencontre d’Ashley, la jeune épouse de Larry, toute droite sortie d'un jeu de télé-réalité auquel a également participé Ryan mai qui lui en est sorti pas mal esquinté. Lorsqu’Ashley disparait, la villa glisse dans la torpeur avant de basculer définitivement dans la paranoïa.
Le roman s'ouvre in ultimas res. Le narrateur est arrivé au bout d'un voyage dont il esquisse les errances et les culs de sac : "Ce que je savais, même si les détails restaient entachés de nébulosités, c'est qu'il y avait eu des victimes. Ce que je savais, c'est que leur assassin avait reçu une balle en pleine tête sous mes yeux, que j'avais vu son corps basculer dans les eaux noires du lac Tahoe et que je venais, trois mois plus tard, de recevoir un SMS portant sa signature."
Une bonne ouverture donc, alléchante et parcimonieuse à la fois. Une entrée en matière qui implique aussi que l’intrigue n’est pas tout ici. En désamorçant certaines surprises, en laissant filtrer quelques informations, Fabrice Colin nous prévient : le bonheur, et le diable, est dans les détails, dans le traitement de l’histoire et dans la narration.
Dans les premières pages, et jusqu’au bout, le roman est émaillé de réflexions sur ce 21ème siècle dans lequel nous avons été lâchés et dans la réalité hallucinée d’Hollywood. Bienvenue dans l’ère du doute :
"L'ère que nous quittons était encore lisible. Les gens cherchaient la réalité dans la fiction et s'amusaient du décalage. De nos jours, c'est l'inverse : nous quêtons l'imaginaire dans le réel. Comme si nous avions besoin de savoir qu'on nous ment. Comme si cela nous prodiguait un certain réconfort." (Une évocation à peine déguisée de la réflexion de Barthes sur le roman lisible/scriptible et la distinction du roman classique/moderne.)
La première soirée (ou plutôt nuit) à la villa donne le ton ("La vie ici pouvait très vite ressembler à un film de David Lynch") ressemble à un mélange entre Gerald's Party de Robert Coover (Gerard reçoit, au Seuil), et les romans de Bret Easton Ellis, d'ailleurs même si l'univers de la villa et ses habitants rappellent l'auteur de Moins que zéro (et de American Psycho commenté par un personnage), Fabrice Colin ajoute une intrigue bien ficelée et fait monter progressivement mais redoutablement la paranoïa dans la villa grâce à une mise en scène très efficace. Comme le conseille un des personnages interlopes à Julien : "Vérité ou pas, fragmente tes informations."
Le récit des journées à Blue Jay Way, entre apathie, manipulation et suspicion, est alterné avec le récit de deux autres personnages énigmatiques et plutôt inquiétants, Scott et Jacob, dont le lecteur suit le développement depuis leur naissance.
Mais, répétons-le, cette intrigue est terriblement efficace parce que Fabrice Colin lui donne corps dans, et à travers le prisme de, Los Angeles :
"Nous étions à L.A. Aucune région du monde n'excitait autant l'appétit de meurtre des dingues en tout genre, et je savais pertinemment que la réponse automatique à la question "pourquoi faire ça?" (le "ça" pouvant désigner n'importe quoi, de la molestation hagarde au viol d'un cadavre décapité) était "parce que c'était possible"." (Ca m'a rappelé Baudrillard et son essai sur les Etats-Unis résumé par leur motto "I did it!")
Blue Jay Way est un roman très ambitieux et si L.A. est primordial c'est parce que le réel n'y semble jamais réel. Et encore moins dans l'Amérique post-11 septembre. (Le chapitre 24, intitulé "Canyons", autre mythologie américaine, est exemplaire).
"Comment supporter le réel au temps des caméras? Comment s'émouvoir encore et craindre ce à quoi on ne croit plus?
Ce matin-là, nous nous sommes réveillés au son d'un flash CNN - des bombes à Londres, des cendres, des torrents de larmes, cinquante morts, annonçaient les experts, des centaines de blessés, et nous avons soudain cru comprendre à quoi allait ressembler ce siècle. Mais la terreur s'est délitée, contre toute attente, la terreur s'est transformée en un bruit blanc lardé de commentaires à peine audibles et, sans même nous en rendre compte, nous sommes retournés à nos petits problèmes domestiques en attendant qu'une explosion plus extraordinaire se produise."
Les premiers pas de Fabrice Colin dans le thriller sont très prometteurs, surtout quand il marche sur des chemins de traverse en compagnie d’Easton Ellis ou de DeLillo. A suivre, donc.
Signé Stéphane
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* Début de la chanson Blue Jay Way des Beatles, époque Magical Mystery Tour.