Western canadien : sur Les Saisons de la solitude de Joseph Boyden - une lecture critique de Stéphane
Pour ceux qui auraient raté Le Chemin des Âmes en 2006 (Ed. Albin Michel, puis Livre de Poche), il faudra commencer par là. Un premier roman qui avait surpris tout le monde par son souffle et sa maîtrise. Je me souviens encore de cette lecture, de la douceur du récit au coeur de la furie des hommes. Le Chemin des Ames racontait la participation de deux indiens Cree à la première guerre mondiale. Boyden alternait magnifiquement le récit de ces deux 'sauvages' au coeur d'une sauvagerie bien plus grande, avec le récit de la grand mère du seul survivant, venue le chercher pour le ramener à la maison. Cette lente remontée du fleuve vers les terres originelles avait la puissance d'un Conrad Au Coeur des Ténèbres. Les parties au Front rappelaient les passages sur la "boucherie internationale" dont parle Céline dans Voyage ou Chevalier dans La Peur. Rien que ça.
Les Saisons de la Solitude utilise également l'alternance de deux récits où éclatent, encore, le talent de Boyden. Nous retrouvons les descendants du survivant du Chemin des Ames. Son fils est dans le coma et il nous raconte son parcours de pilote, chasseur, veuf, alcoolique. Un homme traqué par les petites frappes du coin parce qu'ils pensent qu'il est un mouchard. Sa nièce est à son chevet. Elle lui parle, telle Shéhérazade pour lemaintenir en vie. Elle lui raconte sa vie dans le sud, à New York, sur les traces de sa petite soeur qui est devenue mannequin et qui a disparu.
Personnages forts, magnifique saga familiale et épisodes puissants, Les Saisons de la Solitude est aussi une course contre la mort et une quête pour la survie dans les couloirs sordides d'un hôpital, au coeur de la nature violente du grand nord ou dans la jungle urbaine et les boites hype de New York.
Un grand, grand western moderne - assurément.
Puisque les éditions Albin Michel ont eu la bonne idée de mettre en ligne les premières pages de ce roman, on va se faire plaisir... Les voici :
" Quand il ne restait plus de Pepsi pour mon whisky, mes nièces, il y avait toujours du soda. Pas de soda ? Il y avait l'eau de la rivière. L'eau de la rivière est légère, un peu entre les deux. Et l'eau de la Moose River est froide. Froide comme la vie entre deux couleurs. Comme la vie dans cet endroit. Quand le whisky était du Crown Royal, l'eau brune de la Moose River faisait un très, très bon mélange.
Vous savez que j'étais un pilote de la forêt. Le meilleur. Mais le meilleur doit avoir des accidents. Et j'en ai eu, moi. Trois. Il faut que je vous explique. Le premier, j'étais jeune. Le monde m'appartenait. Je n'avais peur de rien. C'était juste avant qu'Helen et moi ayons notre aîné. Le premier, j'étais soûl, mais ce n'était pas la raison. J'avais l'habitude de piloter avec quelques verres dans le nez. Je croyais vraiment que le whisky améliorait ma vue. Mais la vue n'était pas en cause. Attendez. Si, elle l'était. Une tempête de neige. Visibilité nulle. Alors que les tourbillons empêchaient de distinguer la piste glissante, j'ai obtenu le feu vert de la tour de contrôle de Moosonee, non sans un avertissement : risque de blizzard. Une heure plus tard, j'avais parcouru une centaine de miles au nord de la Moose River pour aller chercher des trappeurs qui, malgré eux, devaient quitter leurs lignes de trappe. Je me hâtais avant que la nuit tombe. Je pensais savoir où ils se trouvaient. J'étais comme chez moi dans un avion. Mais au cœur d'une tempête de neige ? Je chantonne, et une seconde plus tard mon alimentation-carburant se grippe, je descends en vol plané et j'atterris en catastrophe sur une rivière gelée. Le plus incroyable ? Aveuglé comme je l'étais, si j'avais touché le sol à quelques mètres sur la droite ou sur la gauche, j'aurais enroulé mon appareil autour d'un des épicéas noirs bordant les berges. Tête écrabouillée contre le manche. Jambes broyées, brûlées contre le moteur chauffé au rouge. Parfois les ancêtres veillent. Chi meegwetch, omoshomimawak !
L'avion n'a pas trop souffert, mais c'était quand même un accident. C'est la première fois que je l'ai frôlée. La longue nuit noire. Inutile de prononcer son nom. Dès que j'ai réussi à ouvrir la porte, la neige, elle s'est arrêtée. D'un coup. Comme dans un film. Et lorsque la couche de nuages s'est déchirée en cet après-midi de janvier, à plus de cent miles de Moosonee, le froid est venu, si brutal que je n'avais que deux solutions. Soit décider que le froid était un être vivant qui en voulait à ma vie. Et là, je pouvais me mettre en colère contre lui, déplorer l'absence de justice dans le monde, puis commencer à paniquer. Soit décider que le froid, élément de la nature, n'était qu'un fâcheux dérèglement de la météo. Dans ce cas, sachant que l'univers physique animé de mauvaises intentions ne me guettait pas dans l'ombre noire des sapins, je pouvais essayer de faire face avec les moyens dont je disposais. Et là, réalisant quel idiot j'étais de me retrouver ainsi sans l'équipement approprié – vêtu seulement d'un blouson de jean, avec aux pieds des chaussures de jogging –, je me mettais en colère, et je commençais à paniquer. Moi, je préférais la première solution, décréter que Mère Nature était une enragée, une salope. Elle n'attend que l'occasion de te tuer. T'as baisé avec elle si longtemps qu'elle n'est que trop contente de t'éliminer. Mais surtout, je pouvais ainsi me mettre en colère sur-le-champ, rejeter sur le temps la responsabilité de mes ennuis. La panique vient plus vite comme ça, mais elle devait de toute façon venir, non ?
Alors je me suis extirpé du cockpit puis j'ai marché sur l'aile, effrayé par la forêt, le froid tout autour de moi, résolu à aller ramasser du bois pour faire un feu, et j'ai sauté sur la rivière gelée.
Enfoncé dans la couche de neige jusqu'au torse, je me suis aussitôt traité de stupide ivrogne. L'eau glacée m'a coupé la respiration, tandis que le flot puissant battait mes jambes et m'arrachait mes tennis délacées, si bien que la dernière chose que mes pieds ont sentie, c'est les chaussures emportées par le courant.
Le temps que je remonte sur l'aile, j'étais si engourdi des pieds à la taille que j'ai dû me hisser dans le cockpit à l'aide de mes seules mains mouillées tout en décollant mes doigts qui gelaient au contact de la carlingue et dont la peau s'arrachait. Je haletais. J'ai lancé un appel radio, et lorsque ma femme a fini par répondre, elle n'a pas compris un mot de ce que je racontais. Elle a cru qu'il s'agissait d'un gamin jouant avec la CB de son père, et elle a coupé la communication."
Précipitez vous sur la suite de ce magnifique roman.
Signé Stéphane