Les jeux sont faits : sur Les Joueurs de Stewart O'Nan - une lecture critique de Stéphane
Commençons par le commencement, le titre :
Les Joueurs, dans la traduction de Nicolas Richard -encore lui!*
The Odds - A Love story, dans la version originale. So what?, me demanderez-vous.
The Odds, on les retrouve au début de chaque chapitre, "Chances pour..." Ce gimmick formel pourrait sembler factice et imposer des limites narratives mais Stewart O'Nan est bien plus malin que ça.
Ca débute comme ça :
(titre du chapitre) "Chances pour un touriste américain de visiter les chutes du Niagara : 1 sur 195
L'ultime week-end de leur mariage, minés par l'insolvabilité, l'indécision et, stupidement, à moitié secrètement, englués dans ce passé toujours proche que gouverne le souvenir, l'infidélité, Art et Marion Fowler quittèrent le pays."
La preuve que O'Nan est malin et qu'il est aussi un auteur talentueux, avec ce début sur une fin. Une ouverture sur une fuite. Et dans ce simple incipit, il glisse tellement de choses. En une phrase, on y découvre la fin d'un couple, les problèmes d'argent, l'infidélité, et une tentative -vaine? ça sera l'un des ressorts du roman- d'échapper au passé, à la rupture, à tout. Direction les chutes du Niagara, mirage du romantisme mondial, rideau pimpant et bruyant qui cristallise l'union et l'amour quand il n'y gèle pas. Le projet semble fou, absurde : un week-end de la Saint Valentin aux chutes du Niagara pour fêter leur trentième anniversaire de mariage, pour clore leur histoire.
Le roman s'articule autour de ce week-end et des souvenirs des personnages sur leur passé. Des souvenirs différents, des conceptions différentes, des mensonges et des tromperies différents. C'est, sans doute, la beauté des romans de Stewart O'Nan : ce va et vient incessant entre ce qui rapproche et ce qui éloigne ses personnages simples. Commencer par une fin semble naturel chez cet auteur dont le sens de la tragédie omniprésent dans l'ouverture est un fabuleux moteur pour notre lecture.
Découvert en 2001 avec Un Mal qui répand la terreur, Stewart O'Nan m'a ensuite accompagné au gré de lectures souvent bouleversantes. La plus marquante reste sans doute Le Pays des ténèbres. Une scène m'avait particulièrement touché, celle d'un couple endeuillé qui se retrouvait et revivait lors d'un repas, à travers des gestes banals d'une désarmante humanité. J'ai retrouvé ça dans certaines scènes des Joueurs.
Art et Marion "appartenaient à la classe moyenne, proies de la tyrannie des apparences et de ce qu'ils pouvaient se payer, ou oser, ce qui était en partie leur problème." Comme d'autres personnages de O'Nan, leur banalité en fait leur force et leur pouvoir d'empathie chez le lecteur. Parce qu'ils sont au bout, qu'ils ont déjà tout perdu, leur escapade de la Saint Valentin prend, au départ, la dimension d'un baroud d'honneur ("Quitte à sombrer, autant que ce soit avec panache.") jusqu'à ce que certains détails changent la donne et laisse pressentir autre chose.
Je n'en dirais pas plus. Souvenez-vous que le titre est Les Joueurs/The Odds... Mais investir dans un Stewart O'Nan ne constitue pas un grand risque.
Reste des passages d'une beauté saisissante :
"Sur la fin de leur phase houleuse, quand elle crut l'avoir perdu, ils s'étaient offert en guise d'adieu des parties de jambes en l'air tristes mais souvent sauvages, ce qui avait paru troublant et pourtant étonnamment approprié, comme si, après tant d'années, il leur fallait cette proximité physique intense pour se dire convenablement adieu. A présent, elle voulait lui rendre le même hommage."
La passion qui se déploie au coeur du quotidien. Comme le jeu : addictif.
Signé Stéphane
__________
* Pour un portrait de Nicolas Richard, qui mieux qu'un autre grand traducteur pouvait s'y coller? Hein, qui?
http://towardgrace.blogspot.fr/2013/06/nicolas-richard-what-else.html
Et pour boucler la boucle, relisez l'entretien du Gracieux, ICI ou d'autres papiers LA.