Trois francs six sous : sur Pour trois couronnes de François Garde - une lecture critique de Stéphane
L'an dernier, il avait raté le Prix Landerneau de très peu de voix (il ne manquait pas la mienne) mais s'était rattrapé avec un Goncourt du Premier Roman* et sept autres prix littéraires pour le formidable Ce qu'il advint du sauvage blanc, souvenez-vous ICI.
François Garde revient et ne quitte pas les sentiers du roman d'aventure mais, en chemin, il emprunte également les ruelles du roman policier.
Philippe Zafar exerce un étrange métier qu'il a lui-même inventé : curateur aux documents privés. Kézako, Zafar? Il se charge, pour des familles fortunées, de faire le tri dans les papiers d'une personne après son décès. Sa petite entreprise fonctionne. Alors qu'il s'occupe des papiers de son 106ème client, le multimillionnaire Thomas Colbert, magnat de l'industrie maritime, il tombe sur une étrange confession dans laquelle Colbert se souvient de sa jeunesse de marin et particulièrement d'une nuit dans un port où il a été abordé par un inconnu et s'est vu proposé de coucher avec une femme voilée moyennant finance et silence. Pour son labeur, il a reçu trois couronnes d'or.
Ca débute comme ça :
"J'avais alors à peu près vingt-trois ans. Au dernier jour de l'escale, dans un bar proche du port, un homme engagea la conversation sur quelques banalités, puis me demanda si je voulais gagner un peu d'argent."
Quand il montre cette confession à la veuve de Colbert, elle le charge de faire la lumière sur cet épisode. Son enquête lui apprend que peu après cet escale, le jeune marin Colbert a été porté déserteur dans le port de New York et que les années suivantes l'ont vu prospérer jusqu'à devenir millionnaire. Son enquête va aussi lui faire parcourir le globe, et le plonger dans la numismatique autour de ces couronnes rares, et dans l'histoire récente d'une île fictive, Bourg-Tapage, et des "Troubles" (un euphémisme du genre "les événements") qui ont secoué les habitants.
L'enquête commence avec une étude de la lettre, décryptée comme une carte au trésor. "J'éprouvais les sensations de l'aventurier qui met la main sur la carte d'un trésor - sauf que je ne l'avais pas cherché et ne savais pas la lire." Carte au trésor ou pure fiction - la veuve Colbert se méfie de la littérature. Thomas Colbert avait "la religion du secret". Le mélange des genres va être détonnant. François Garde s'amuse avec cette idée et sème des allusions aux lecteurs. Le biographe officiel de Colbert évoque un homme terne et précise qu'il fut "difficile d'en faire un héros de roman". Le marin, et son escale tarifée, semble sorti d'une nouvelle de Blixen mais si il n'offre pas de prise au romancier, son histoire, elle, est loin d'être "scabreuse, tardive, inutile". D'ailleurs ces nombreuses remarques et allusions à la fiction, la littérature ou au métier de romancier que Zafar utilise pour introduire ses recherches font parti du plaisir du lecteur qui se régale de ce jeu de miroir.
Au coeur de ces "tragédies domestiques" de l'infertilité, Zafar fouille le passé : celui de Colbert et d'une famille à Bourg-Tapage, mais également le sien. Son enquête est parsemée de réflexions sur ses origines américano-libanaise, sa famille et la mort de son père - et là aussi des révélations attendent le lecteur.
Moins datée que dans le Sauvage (Garde, sans en faire trop, lorgnait du côté du dix-neuvième), la langue est classique, sans effets factices - efficace. François Garde confirme que l'auto-fiction est très loin d'avoir terrassé le grand roman d'aventure.
Signé Stéphane
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* Le même scénario que le brillant HHhH de Laurent Binet pour lequel j'avais même sérieusement combattu (Philippe Grimbert s'en souvient encore!)- précisément ce qui m'a fait dire cette année que si nous rations Un Homme Effacé, on se ferait encore doublé par le Goncourt du Premier Roman. Pour une fois, les copains semblent m'avoir écouté puisque nous l'avons récompensé! Dernière révélation : je n'ai pas voté pour l'excellent Postel mais pour la fraîcheur de Riol et ses Amazones.