John Brown's body* : sur Pourfendeur des nuages de Russell Banks - une lecture critique d'Alexandre
Si une époque a sa propre morale doit-on lui céder ses idéaux ?
Quelles limites morales imposent une cause défendue ?
A la veille de la Guerre de Sécession les états d’Amérique mènent deux politiques bien distinctes. Au Sud règne la slavocratie, tandis qu’au Nord l’esclavagisme est aboli. Deux politiques, deux morales.
La lutte contre l’esclavagisme compte parmi ses rangs des philosophes, des pacifistes, des politiques, des hommes de foi, et en marge, des radicaux prônant la lutte armée. Les radicaux sont souvent traités de terroristes dans un camp comme dans l’autre. Les terroristes sont facilement taxés de folie illuminée.
John Brown, le célèbre abolitionniste était-il fou ? Quelques années après la guerre civile, alors que les historiens entament leur travail, l’étudiante Mlle Mayo part à la rencontre du seul survivant du clan Brown pour répondre à cette question et tenter d’éclairer la face radicale de la lutte contre l’esclavage.
Owen Brown vit en ermite dans une cabane en Californie. Confronté à son devoir de mémoire, le troisième fils de John Brown déterre ses souvenirs. Ce que fut son combat, celui de son père et de ceux qui le suivirent dans sa lutte jusque dans la mort. Il les livre à Mlle Mayo dans une longue lettre. Son récit dense se démultiplie (jusqu’à la seconde partie du roman) en de multiples informations non chronologiques. Comprendre cette histoire mérite patience et courage.
Dans ce roman, John Brown est un terrien. Arpenteur, tanneur, éleveur, il mène l’exploitation familiale à la force de son sens de l’organisation. C’est un prêcheur dont la compréhension du monde repose sur les textes sacrés. Un tacticien capable d’analyser la défaite de Napoléon en arpentant le champ de bataille de Waterloo trente années après la défaite de l’Empereur.
Dans ce roman, John Brown est un commerçant, mais le commerce ne lui réussit pas. S’il rêve de faire fortune, en bon américain, c’est par souci de mettre sa famille à l’abri du besoin. Or son désir fait de lui un endetté et ses dettes font de lui l’esclave de ses créanciers.
Dans ce roman, John Brown aime ses très nombreux enfants (de deux mères différentes) mais est incapable de leur montrer. Bon mais dur, pour leur apprendre le bon chemin il use de la lanière.
Dans ce roman, John Brown est convaincu que sa cause anti-esclavagiste est une cause. Il veut libérer les esclaves par tous les moyens, grâce à son train souterrain, avec l’appui des quakers, ou par la violence.
Dans ce roman, John Brown rêve de se battre mais quand sonne l’heure du combat il faut qu’une voix lui souffle à l’oreille : « De l’action, de l’action, de l’action ! » Cette voix c’est celle d'Owen.
Le récit livré à Mlle Mayo est un examen de morale à travers lequel Owen ne peut omettre celui qu’il fut et celui qu’il devint. Du passage de l’enfance innocente à l’âge de raison. De l’adolescence à la vie d’adulte. De sa vie sexuelle. De son dévouement à la cause et des multiples raisons pour lesquelles il choisit le parti de la violence. De son implication dans les crimes odieux que le clan Brown commettra sous son impulsion. Des grands actes de leur combat qui déclenche la guerre du Kansas, l’un des prémisses de la guerre de Sécession, qui finit à Harper’s ferry.
Si Owen symbolise l’action violente du clan Brown, d’autres frères symbolisent les voies de la politique, du pacifisme, de l’illumination religieuse. Car John Brown est si influent sur ses fils, qu’il cède à chacun l’une des facettes de sa personnalité.
Dans le clan Brown, père et enfant sont liés par une éducation qui sépare autant qu’elle symbiose.
John Brown était-il fou, ou l’histoire et la politique l’ont-ils contraint à commettre l’impensable ? Sa morale en tout cas fut celle que les États-Unis allaient embrasser après la guerre civile et de ce point de vue, John Brown était un précurseur.
Pour conclure ce résumé, trois images peuvent être rapportées.
La première, celle d’un père qui réunit, après une longue journée de travail, ses enfants les plus âgés. Sort d’une malle un recueil « L’esclavage américain tel quel : Témoignage de mille témoins ». Recueil qui passe de mains en mains, tandis que chacun en lit à voix haute des extraits.
La seconde, celle d’une fleur appelée par John Brown la sanguinaire. La fleur de mai possède des pétales d’un blanc très pur et des racines rouges sang qui servaient aux indiens Iroquois comme pigment pour leurs peintures de guerre.
La troisième, celle d’une caisse contenant les restes friables de onze hommes assassinés – chacun dans un linceul mais tous tendrement réunis – qui disparaît au fond d’un trou noir creusé dans le sol.
Contrairement à nombre de romans de Russell Banks qui sillonnent notre monde contemporain, Pourfendeur des nuages dépeint l’époque des pionniers. Des cultivateurs confrontés à une nature rude et sauvage. Des cultivateurs qui travaillent une terre et façonnent une société, une histoire commune.
Les Etats-Unis, on le sait, forment un état racial. Un état qui fut, est, et probablement, sera déchiré par l’idéalisme, le fanatisme et le racisme.
C’est dans les premiers éléments de la Guerre Civile américaine que l’auteur trouve matière à travailler certains de ses thèmes favoris, l’illégalité et la dualité du bien et du mal.
Pourfendeur des nuages est le nom amérindien (Iroquois) du Mont Arcy, point culminant des Adirondaks à la frontière du Canada. Un lieu qui lui est cher puisqu’on le retrouve dans d’autres de ses œuvres.
Banks est immense. Il signe avec Pourfendeur des nuages un roman, pas un essai historique, un roman immense.
Signé Alexandre.
Russell Banks, Pourfendeur des Nuages (Cloudsplitter) traduit par Pierre Furlan - Ed. Actes Sud & Babel.
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