GAN * : sur Roman Américain d'Antoine Bello - une lecture critique de Stéphane
Il est fort cet Antoine Bello. J'avais aimé ses Falsificateurs/Eclaireurs et beaucoup aimé son Enquête sur la disparition d'Emilie Brunet, ICI, et avec Roman Américain, je retrouve cette malice intelligente qui m'avait tant plu.
Ca débute comme ça :
"La mort et les impôts
PAR VLAD EISINGER
Quand Citibank a menacé de saisir sa maison, Cynthia Tucker, 77 ans, a passé ses finances en revue. Vider son plan d'épargne-retraite et mettre sa bague de fiançailles en gage ne suffiraient pas à purger son hypothèque. La mort dans l'âme, elle s'est résolue à vendre la police d'assurance-vie de $75 000 qu'elle avait contractée avant son mariage." **
Ce premier article de Vlad Eisinger dans The Wall Street Tribune, premier d'une série hebdomadaire, va semer la zizanie chez les 580 habitants de Destin Terrace qui constitue, selon Eisinger, "un microcosme quasi parfait du monde de l'assurance américaine" en plus de présenter "la particularité d'abriter en son sein plusieurs acteurs de l'industrie du life settlement"
Dès la parution de cet article, Dan Siver, un ancien copain de fac de Vlad Eisinger lui envoie un mail, plutôt railleur. Les deux amis avaient des rêves d'écrivains lorsqu'ils étaient à Columbia. Dan est bien devenu écrivain mais son succès plus que mitigé le rend amer (il tente en permanence de négocier les choses et les services avec des exemplaires de ses romans!) Vlad lui est donc devenu journaliste - autant dire qu'il a vendu son âme. Ils échangent des mails où ils règlent un peu leurs comptes, dissertent sur la littérature et leurs écrivains préférés. Ils renouent, à la fin de chaque message, avec leur jeux de l'anagramme : l'autre doit découvrir quel auteur se cache derrière un anagramme. (Certains sont assez simples, d'autres plus coriaces!)
En plus de la correspondance très drôle des deux anciens copains, nous avons accès au journal de Dan qui note, au jour le jour, les dégâts causés par les révélations de Vlad dans ses articles (untel a grugé, unetelle a arnaqué, l'autre est un bandit notoire mais propre, etc) Ce journal, souvent hilarant, est aussi le lieu où Dan raconte les falsifications qu'il ajoute à Wikipédia - il va jusqu'à inventer un lien de parenté tordu entre Hermann Broch et Leo Perutz qu'il étaye en inventant de toutes pièces des universitaires et des chercheurs, semant le trouble dans la communauté germaniste du monde entier.
Face à tous ces jeux, le lecteur est évidemment invité à jouer lui aussi avec Bello et son Roman Américain. Paul Auster est cité deux fois - ce n'est sans doute pas innocent (Bello est tout sauf innocent!) Cela m'a rappelé les jeux austeriens du début! Même les titres des romans écrits par Dan Siver sont des jeux ou des indices : Faux mouvement, Passagers clandestins, Double jeu, Le sosie et son double, L'Usurpateur et celui en cours, Ariane Cimmaron (ARIANE CIMMARON = ROMAN AMERICAIN)
Les réflexions sur la littérature et l'écriture sont souvent amusantes et brillantes. Comme par ex, l'histoire de ce type devenu journaliste spécialisé en nécrologie et qui a développé un programme rédigeant trois types de nécrologies (factuelle, lyrique et sentimentale) à partir d'éléments fournis par les proches... Ou ce passage où Dan se moque de Vlad en ré-écrivant la découverte de New York par Bardamu dans un style journalistique...
Bref, Bello interroge le réel et dresse un sacré portrait de l'Amérique. Cherche-t-il "à chroniquer son époque à travers le négoce de polices d'assurance-vie, comme Steinbeck ou Melville se sont servis de la mécanisation de l'agriculture ou de la chasse à la baleine pour peindre la leur" ? Sans doute... Mais il fait bien plus grâce à ces deux personnages qui mettent le réel en mots - quitte à le falsifier.
Mince, je me rend compte que je ne vous ai rien dit du life settlement, au coeur du roman. Eh bien, lisez Bello, vous saurez tout sur le sujet grâce aux articles très bien foutus et agrémentés de chouettes portraits dessinés.
La littérature ludique et intelligente a un nouvel agent pertubateur.
Signé Stéphane
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* Le GAN (Great American Novel), Antoine Bello le sait "est un mythe, une sorte de Graal inaccessible". Nous en avions parlé ICI à propos de O'Neil et LA à propos de Franzen ou encore LA à propos de Caputo. Le personnage de Vlad, dans Roman Américain, dit ne pas croire en " l'unicité" du GAN. "Chaque époque enfante son lot de chefs-d'oeuvre."
** Lire les premières pages du livre sur le site de Gallimard, ICI.
Voir le site de Bello pour des critiques et un entretien :