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SERENDIPITY

Girls Just Want To Have Fun* : sur La légèreté d'Emmanuelle Richard - une lecture critique de Stéphane

26 Février 2014, 09:37am

Publié par Seren Dipity

Premier roman** d'une jeune auteure, La légèreté en manque singulièrement mais possède une force incroyable.

Ca débute comme ça :

"Alors donc, au départ, il y a ça : la maison blanche simple et bourgeoise prêtée ou soldée, peu importe, et puis le reste, le fond : Antoine s'est jeté du pont de Normandie et elle ne sera jamais légère malgré ses quatorze ans et les champs de coquelicots rouges qui éclatent dans sa tête et l'écrasement du ciel délaissé,

les vagues violentes des champs d'herbes sèches qui ondulent subitement,

l'odeur de boucherie de ce mois de juillet vibrant.

Jamais légère elle ne sera parce que rien n'est sublime. Elle le sait. L'a toujours su. N'attend rien sans pouvoir s'empêcher d'attendre tout, au fond."

Recopier un passage permet de le lire intensément. Et immédiatement je sais pourquoi j'ai tant été séduit par ce roman, lu début décembre.

La poésie vient se fracasser contre l'adolescence, ses rêves et ses déceptions. La vie rêvée et les certitudes ; la surface et "le fond". La légèreté lui est refusée, de la pire des manières, avec la conscience du refus mais aussi, malgré tout, le refus du refus.

L'incipit dévoile ce qui m'a sans doute le plus frappé dans ce roman : cette conscience de classe si forte, si écrasante, ce ressentiment terrible envers son milieu. On parle beaucoup du roman d'Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, qui, avec le thème de l'homosexualité, traite d'une certaine manière, de cette difficulté à trouver sa place et son chemin vers sa vie d'adulte, sous la pression, intentionnelle ou non, de ces adultes. Emmanuelle Richard est à la fois plus subtile et plus efficace dans son récit et  son mal-être/mal-devenir ; et si elle s'attarde le temps d'un été, elle ne piétine jamais.

Cette adolescente se dédouble rapidement : dès la troisième page, le lecteur glisse dans la peau de cette adolescente. La troisième personne fait place au je qui mesure son corps et ses obsessions, prenant la distance qui la sépare de ses rêves de jeune fille de quatorze ans et demi. 

"Cinq centimètres. J'ai reposé le mètre et je me suis assise sur mon lit, les genoux dans les bras. Cinq centimètres. J'ai été prise d'une irrépressible envie de mourir et j'ai fermé les yeux. J'ai pensé à toutes ces vies possibles qui, de minute en minute, filaient entre mes doigts et je me suis sentie prise de vertige. Je me suis dit, Une de moins, et l'angoisse m'a tordu le ventre. Je me suis sentie vieille, dépassée par les événements et déjà fatiguée. J'ai pensé, J'ai quatorze ans et demi et je suis vieille, et d'année en année ce sera pire, et je ne serai jamais légère."

Ecrasée par son corps, écrasée par ses déceptions, écrasée par ses parents et leur petite condition, elle est prisonnière de sa vie et son corps, clouée au sol de cette petite vie médiocre. Ses tentatives, réelles ou fantasmées ("ma partie schizophrène"), alourdissent davantage l'adolescente.

"La vie ne semble pas possible pour une fille qui est du mauvais côté, celui de la disgrâce."

_________photographie de Marion Poussier_________

Le temps de vacances sur l'île de Ré, l'adolescence tente de conjurer le sort, de sortir la tête de l'eau mais la réalité la rattrappe toujours, l'enfonçant toujours un peu plus. Le spectacle de ses parents ne permet même pas de nourrir un quelconque espoir.

"Antoine Antoine Antoine. C'est peut-être pour ça qu'il a a sauté. Parce qu'il savait. Il savait déjà que quoi qu'on fasse on ne peut pas y échapper, à la vie de con au désenchantement on n'en réchappe pas et pourtant il n'y a pas d'autre solution, il n'y a rien d'autre à faire, peut-être pas autre chose à espérer même en cherchant inlassablement. Et s'il avait raison ? S'il avait sauté pour échapper à ça."

"Quand elle était petite, elle ne pensait pas à son corps. [...] Elle était un tout et non une dissociation, pas encore une séparation consommée de son esprit d'avec son corps, l'un passant son temps à scruter l'autre pour le juger. [...] Avant, c'était avant. Tout d'un coup elle a un corps qui ne fait plus un avec ce qu'il y a dans sa tête, un corps dont elle a conscience et qui ne la représente plus, un corps encombré dont tout le monde se met à parler et que tout le monde se permet de jauger, d'évaluer, mesurer et elle ne peut rien y faire, il est là et elle doit se mouvoir avec ça, avec tout ce qu'on dit et qui ne lui plaît pas."

"Elle rêve à demain, un autre corps, une autre vie."

La langue est tendue, en permanence. Comme un torrent, les pensées font parfois sauter les conventions de ponctuation, la schizophrénie et sa soeur la paranoïa s'inscrivent dans le texte, dans ce regard porté aux détails et dans ce malaise du regard de l'autre, à la fois espéré et redouté.

Comme le dit la quatrième de couv', elle "restitue admirablement la sauvagerie de l'adolescence dans ce roman déchirant mais dépourvu de toute forme de sensiblerie." Bien vu, L'Olivier.

Répétons donc : admirable, déchirant.

 

Signé Stéphane

 

La couverture du roman propose une photographie de Marion Poussier. N'hésitez pas à découvrir son oeuvre, sur son site http://www.marionpoussier.fr/ Voir également l'article du Figaro Madame, où l'on découvre, si cela n'était pas encore assez clair, à quel point son univers est proche de celui d'Emmanuelle Richard.

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* En 84, Cindy Lauper faisait danser tout le monde, même sur l'île de Ré.

** Premier roman adulte après un roman jeunesse, Selon Faustin (Ecole des Loisirs, collection Médium)

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