Goodnight Irene* : sur Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey - une lecture critique de Stéphane
De nombreux articles ont déjà été écrits sur ce livre. J'en ai parcourus quelques uns, très peu finalement, craignant les interférences pendant ma lecture. Après cette lecture dantesque et prodigieuse, j'étais ivre du livre. Des lecteurs du blog (et clients) m'ont demandé pourquoi je n'en avais pas parlé ici.
Mais comment écrit-on sur un livre pareil? Dire que c'est un chef d'oeuvre dit finalement peu avec l'impression d'avoir tout dit. Sa lecture vous accompagne un bon moment ; le roman fait 800 pages. Sa lecture vous accompagne longtemps ; c'est un roman monde, bouillonant, ambitieux ; un torrent, une forêt, une pluie diluvienne - pour reprendre trois éléments si présents dans le livre.
Devant la tâche à accomplir, je me suis demandé comment faire. Tenter une approche un peu technique sur le principe de simultanéité à l'oeuvre dans le roman? Evoquer alors, les types de focalisations utilisées dans le roman, cette variation des points de vue, si rapide parfois et pourtant si maîtrisée ; rappeler que la spectaculaire mouvance des JE n'est pas un gimmick narratif utilisé pour épater la galerie ; que la synchronie à l'oeuvre ici (synchronie des voix, des pensées, des événements -parfois des trois!) n'est q ue le reflet de notre mode de fonctionnement réel, que nous parlons, pensons et faisons de manière concomitante (même si, parait-il, c'est plus dur pour les hommes.) "... toutes ses scène rassemblées en une seule, composée de dizaines d'événements simultanés..."
Ou alors choisir quelques moments clés? Reproduire des scènes prodigieuses de ce roman qui n'en manque pas? Mais lesquelles? Celle-là, au moins (la confrontation des deux frères, qui se crystalise ici sur la musique et qui culmine avec un firmament) :
"Et là, qu'est-ce que j'ai mis? Eh oui. John Coltrane. Africa Brass. Je n'ai pas souvenir d'une quelconque préméditation dans ce choix, mais qui sait? Fait-on jamais écouter Coltrane aux non initiés sans espérer plus ou moins consciemment le pire?"
(Ce passage sur la lutte fratricide qui se règle à coups de vynil est un grand moment.)
Ou alors commencer, comme d'habitude, par le début?
"Dévalant le versant ouest de la chaîne côtière de l'Oregon... viens voir les cascades hystériques des affluents qui se mêlent aux eaux du fleuve Wakonda Auga."
Ou alors utiliser les post-it que j'ai dissiminés au gré de ma lecture/écoute? Et pourquoi pas ces passages métatextuels qui accompagnent notre lecture? Comme celui-ci :
"STOP! DU CALME. FAIS JUSTE UN PETIT PAS DE COTE POUR VOIR LES CHOSES SOUS UN AUTRE ANGLE. Regarde... La réalité est plus grande que la somme de toutes ses parties, et largement plus sacrée, aussi. Et la vie de la vaine substance dont se forment les songes est peut-être environnée de sommeil mais elle ne vous fait pas de cadeau."
Ou alors vous dire que la réalité (la notre, celle du roman) est à l'image de la devanture du Snag, ce bar point de chute, point de fuite, pivot du roman :
"La large vitrine présente un assortiment d'enseignes lumineuses arrachées aux nombreux bars concurrents que Teddy a contraints à fermer boutique au fil des années, et quand tombe le soir, et qu'il appuie sur l'interrupteur placé sous son comptoir, l'effet sur le buveur sans méfiance est si surprenant et brutal que parfois l'éclat d'un verre qu'on lâche accompagne celui de la lumière qui jaillit. Les néons emplissent la devanture du bar d'une danse de couleurs changeantes qui palpitent et se mêlent, se bousculant pour occuper l'espace vitré, se superposent et s'entrelacent en sifflant tels des serpents électroniques, s'entortillent et se se détortillent. Les innombrables enseignes sont si lumineuses et si discordantes que par nuit noire, on peut presque les entendre."
Et se demander si cette devanture, c'est la langue même de Kesey?
Ou alors vous rappeler que c'est un "conte psychologique" ("Une nouvelle version. Nous y retrouvons notre héros dans la tanière de l'ogre..."), un chant incantatoire de Jenny l'Indienne, une révélation mystique de Joe Ben ("Il entend l'appel. Il entend l'évangile de la forêt. Il oublie la fac et tout le bastringue et il vit la redécouverte spirituelle de Mère Nature." ou bien "une psalmodie dans un dialecte primitif"...
Ou alors vous parler des Stamper? "Une race indocile et têtue de coureurs des bois tout en muscles noueux..." En commençant par l'increvable patriarche Henry... et en renonçant devant la tâche tant le roman est peuplé de nombreux, nombreux personnages....
Ou alors vous parler de l'histoire, parce qu'il en faut une, hein? Elle est là, vieille comme le monde et violente comme la Bible. Une histoire de famille donc. De vengeance, d'amour, de filiation, de volonté, de tromperie. Et d'autres histoires satelittes, d'estime de soi, de suprématie, de renoncement...
Ou alors vous dire que ce livre a nécessité deux ans de travail à son auteur, huit ans à son éditeur français? Presque cinquante ans pour nous arriver en français, dans uneli traduction d'Antoine Cazé...
Ce qui est sûr, c'est que, comme le répète la voix de la raison à Lee : "Watch out!" Gaffe! Vous êtes en danger d'être emporté par le torrent Kesey!
Parcourez la page des éditions Monsieur Toussaint Louverture : ICI.
Bref. Un chef d'oeuvre.
Signé Stéphane.
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* La chanson de Leadbelly dont est tirée le titre du roman. Pour l'anecdote, l'enregistrement ICI est le plus vieil enregistrement pirate de ma belle collection... à moins qu'un Charlie Parker le soit.
"Sometimes I lives in the country
Sometimes I lives in town
Sometimes I haves a great notion
To jump into the river an’ drown"